Si Yo La Tengo était un bien ou un lieu, il serait sans doute inscrit au patrimoine mondial de l'UNESCO. Avec son 17ème album studio, This stupid world, les Américains assurent leur position inébranlable dans l'histoire du rock indépendant. Et ce dernier méfait en est la preuve vivante. Vivant est d'ailleurs l'adjectif tout trouvé pour le qualifier. Né de sessions de jams et de recherches dans leur studio à Hoboken (New-Jersey) et sur quelques représentations scéniques, commencées juste avant la pandémie de COVID-19, ce nouvel album a été enregistré, mixé et produit en deux fois (avant et après le confinement jusqu'en 2022), et ce, en total indépendance. En effet, la charge technique a été confiée au bassiste James McNew avec l'aide des précieux conseils de son ami Jad Fair, chanteur et guitariste d'Half Japanese et collaborateur du groupe ayant bossé avec de sacrés morceaux de l'indé tels que J Mascis, Thurston Moore, Teenage Fanclub ou encore John Zorn. Seul le mastering a été assuré par Greg Calbi, et une participation extérieure est à noter : celle de C.J. Camerieri qui joue du cor d'harmonie sur "Aselestine" et "Apology letter".
Le résultat est sans appel : This stupid world brille de mille feux de par cette envie du trio de nous embarquer dans une sorte de voyage sonore initiatique au rock indé. Yo La Tengo a l'air d'avoir voulu concentrer en neuf morceaux tout ce qu'ils ont fait de mieux en 40 ans. Il y a dans ce disque une beauté ténébreuse presque insondable. On n'a même pas envie de savoir le pourquoi du comment, juste se délecter de ce grain de guitare crunchy savoureux ("Fallout", "Brain capers"), de cette voix égarée ("Until it happens", "Apology letter"), de ces labyrinthes à la limite du krautrock ("Tonight's episode") jusqu'au drone-ambient ("This stupid world"), ou bien d'une plage astrale de shoegaze ("Miles away") qui viennent confirmer cette impression de manque de repères. Car le contraste de ce disque est saisissant. Non seulement entre les morceaux (l'opposition entre l'épaisseur de "Brain capers" et la légèreté d'"Aselestine" en est un exemple), mais aussi dans les voix qui se complètent puisqu'elles ne jouent pas sur les mêmes registres (plutôt douce et mélodieuse pour Georgia, plus triste et sur la retenue pour Ira). This stupid world nous rappelle par moments les expériences sonores/soniques de Sonic Youth, ces morceaux de pop sauvage taillés pour le live qui agissent par effervescence dès qu'ils atteignent nos oreilles. C'est l'émotion subite assurée, et c'est encore plus fou de se dire que ce groupe tient toujours la route à quasi 40 ans de carrière.
Publié dans le Mag #57