Auteur d'Hypermnesiac, un quatrième disque d'une finesse et d'une qualité... allemande, le trio The Somnambulist se livre par le biais de Marco et Leon sur tout un tas de sujets lié à l'album, avec une profonde sincérité. En espérant que cette interview te donne envie de découvrir cet excellent disque qui résume bien ses 10 ans d'existence.
Salut les gars, première question, est-ce que vous considérez votre dernier album Hypermnesiac comme le début ou la fin d'un cycle ?
Leon (batterie) : Je dirais les deux en même temps, dans le sens où c'est très probablement le dernier album enregistré avec Thomas et le premier dans lequel je suis impliqué. D'ailleurs, j'ai déjà hâte de bosser sur le suivant.
Marco (guitare-chant) : J'ai le sentiment que Quantum porn représentait définitivement la fin de quelque chose. Ça m'a pris un certain moment après sa sortie pour le réaliser complètement mais il était très clair, dès l'instant que nous avons commencé à écrire les nouveaux titres d'Hypermnesiac, que The Somnambulist s'est débarrassé de certaines obsessions récurrentes présentes dans les premiers disques et qu'on pouvait désormais s'atteler à explorer de nouvelles planètes.
Si je vous ai posé cette question, c'est parce que j'ai l'impression que ce nouvel album combine un peu tout ce que le groupe a fait durant son aventure. Ai-je tort ?
Marco : Non, je pense que tu as raison, mais ce n'est pas un choix totalement conscient. Il y a en effet sur le nouvel album certains passages déjà défrichés sur Moda borderline, encore plus sur Sophie Verloren, dans lesquels tu peux ressentir de manière assez profonde le penchant jazz du groupe et une certaine idée de la beauté. Quantum porn n'était probablement pas prédestiné à représenter cette beauté, cette élégance. Pour ainsi dire, c'était plus un sévère problème à résoudre qui nous a dépassé à l'époque.
Marco, tu m'avais dit il y a deux ans que cet album incorporerait sans doute des éléments influencés par des choses qui ne sonnent pas "rock" comme le dubstep, le hip-hop, ou la new wave. En fait, on se rend compte qu'il n'en est rien de tout ça, à part peut-être "At least one point at which it is unfathomable". Est-ce que tu as changé d'avis ? Ou as-tu jeté beaucoup d'idées à la poubelle ?
Marco : On a toujours jeté une tonne d'idées à la poubelle, c'est une chose totalement naturelle et habituelle pour un groupe. Nous surproduisons et avant d'enregistrer, on vire ce qu'on pense être inutile ou juste pas assez bon pour en faire un disque qui, au passage, ne doit mériter aucun temps d'arrêt. Il faut qu'on en soit fier.
Leon : En réalité, "Film" et "Tom's still waiting" sont très inspirés par le plaisir que j'ai à jouer certains grooves que je considère comme étant hip-hop. Ce n'est sûrement pas évident au départ car, selon moi, tout commence par une vibration et une touche.
Marco : De toute façon, à la fin du processus, cela ne pouvait pas ressembler à du hip-hop. Quelquefois, la composition ressemble à un grand mixeur dans lequel tu intègres tous les genres de musique, puis tu réarranges les molécules et tu vois tout ça se transformer en quelque chose de complètement différent et d'inattendu.
Leon : Tu as aussi "No sleep until heaven" qui est inspiré par certaines sonorités que le groupe n'avait même pas considérées ou envisagées à utiliser avant la sortie d'Hypermnesiac.
Marco : ...et des éclats de dub-step sont sortis du chapeau magique ! Cette chanson là a été souillée par un chaos de probabilités pendant qu'on la bossait.
Est-ce que le processus de création d'Hypermnesiac a été identique à celui de Quantum porn, c'est-à-dire compiler une multitude d'idées provenant de jams et ne garder que l'essentiel ?
Leon : Ouais, le jam représente une grosse partie du processus de création de cet album. En gros, ça va de délires crus à la mise en forme de certaines idées qui vont faire naître progressivement une chanson, jusqu'à ce qu'on la condense et qu'on fasse en sorte que tous les éléments tombent à la bonne place.
Marco : En effet, tout comme Quantum porn, Hypermnesiac a été construit à partir de jams. Mais il contient également des esquisses qui avaient été faites unplugged à l'époque pour Sophie Verloren et quelques arrangements écrits sur papier pour Moda Boderline, ce qui me fait repenser d'ailleurs à ta question précédente sur le fait de savoir si ce nouvel album est un condensé ou non de tous les précédents albums du groupe.
Au final, qui apporte le plus en matière d'idées ? Comment les chansons prennent forme chez The Somnambulist ?
Leon : Selon moi le processus de création est assuré de façon collective. Nous composons ensemble à travers des jams puis nous discutons de la forme que doivent prendre nos idées pour faire naître des morceaux. Bien sûr, les mélodies vocales et les textes sont au centre de presque toutes les chansons, et tout doit être assez flexible pour que tous les éléments puissent prendre corps de la meilleure des manières.
Marco : Une chanson peut passer par plusieurs stades de composition, ça va du tout premier riff jusqu'à ce qu'elle soit prête à être jouée en direct et enregistrée. À chaque étape, et de façon très aléatoire, il peut y avoir plusieurs degrés de contribution de l'un d'entre nous. Difficile de dire "Qui a fait quoi ? Quand ?" mais par exemple, je peux tout à fait écrire une chanson autour d'un riff qui n'est pas de moi. De la même manière que si j'ai besoin d'une structure rythmique ou autre pour travailler la voix, j'écris une partition pour les gars qui est basée sur ce qu'ils ont fait pendant un jam. Parfois, on a même le sentiment que les idées ne viennent pas de nous trois, comme cette fois où on avait une chanson à moitié finie sur laquelle on restait coincés depuis un bail sans inspiration aucune, et qui se retrouve finalement débloquée par un heureux accident durant une répétition ou à cause d'un rêve.
Est-ce qu'Hypermnesiac n'est-il finalement pas l'anti-Quantum porn par excellence ?
Marco : Oui, en quelque sorte. Comme je le disais auparavant, Quantum porn a été une expérience unique et extrême. Avec Hypermnesiac, nous nous sommes amusés à aller dans une direction qui allait à l'encontre de ça justement. Au lieu d'être long, on l'a fait court, au lieu d'être dense, on l'a fait plus minimaliste, etc... tout en se concentrant sur le fait d'atteindre un état d'empathie avec les auditeurs, plutôt que de se dire que l'écoute de l'album sera un problème à régler pour eux. En ce sens, j'espère maintenant que ces deux disques pourront être considérés comme complémentaires l'un de l'autre. C'est quelque chose que nous avons par exemple essayé de représenter en liant les deux œuvres par les titres "A ten thousand miles long suicide note" (sur Quantum porn) and "Ten thousand miles longer" (sur Hypermnesiac)
Est-ce c'est parce que vous êtes hypermnésiques que vous avez intitulé le disque ainsi ?
Marco : Non, tout autant qu'aucun de nous n'est somnambule. Ce que je peux te dire, c'est que la condition d'une personne atteinte d'hypermnésie est une métaphore de différentes idées à la fois, liées les unes aux autres dans un contexte dystopique, afin de lui donner une certaine saveur futuriste. En nommant l'album ainsi, c'était une manière de parler en grande partie de la lutte de l'humain pour avancer de manière générale, quel que soit le point de départ. Ça peut être des moments où les souvenirs nous submergent, ou bien lorsque nous essayons de les garder en vie lorsque le temps s'efface. Les souvenirs représentent tout ce que nous pensons être, et vice-versa. C'était aussi une manière d'évoquer le fait que notre mode de vie actuel n'est pas durable, que notre passé est enregistré quotidiennement et de façon répétée par le biais d'appareils électroniques, parler de la nature incorporelle des interactions à distance... Bref, de dire qu'avancer en tant qu'humains sur cette planète, c'est une vraie lutte. Aujourd'hui, plus d'un an après l'enregistrement et plus d'un mois après la sortie d'Hypermnesiac, je suis étrangement mal à l'aise quand je parle de ces sujets là depuis mon appartement en plein confinement, c'est comme si la métaphore avait atteint des proportions bien trop grandes.
Votre line-up change souvent. Thomas est parti juste après avoir enregistré le disque, ça ne l'intéressait plus de défendre le disque ?
Marco : Ça fait déjà un an qu'on a terminé l'enregistrement et la réalisation du disque, et entre temps, Thomas a décidé de réduire son activité liée aux concerts pour se concentrer sur ses nouvelles études en musique classique. Du coup, comme il ne pouvait assurer la tournée d'Hypermnesiac, il est parti et a laissé sa place à Isabel. Nous sommes super contents avec Leon de l'avoir accueillie dans le groupe, car non seulement elle apporte un jeu et un son de basse propre à elle dans l'alchimie de The Somnambulist, mais elle contribue aussi grandement au fait que le groupe retrouve les planches pour défendre le disque. Je profite de cette question pour te dire que The Somnambulist a toujours été une formation dans laquelle chacun peut se sentir libre de participer autant et aussi longtemps qu'il le souhaite.
Leon : Je comprends personnellement la décision de Thomas comme une envie profonde d'explorer sa musicalité à travers son jeu de contrebasse à un niveau qui peut le satisfaire. C'est comme toutes ces chansons d'amour stupides : il devait juste être libre.
Est-ce que le fait de changer de musiciens retarde les projets de The Somnambulist ?
Marco : Non, pas vraiment. C'est un privilège d'avoir eu tant de musiciens incroyables apportant leur contribution à ce projet, et de voir l'intérêt qu'il peut susciter aux nouveaux collaborateurs. Tu sais, dans notre cas, ce n'est pas l'argent qui les attire ! En revanche, artistiquement parlant, c'est beaucoup de plaisir en retour quand un musicien intègre The Somnambulist, un groupe avec une grande ouverture d'esprit.
Leon : J'ai l'impression que le changement d'un musicien dans un groupe semble plus dérangeant vu de l'extérieur que de l'intérieur. Bien évidemment, dans ces moments-là, nous devons nous adapter à la situation, mais ce sont des choses que les musiciens vivent assez souvent au final, c'est tout à fait naturel.
J'ai l'impression que vous ne tournez pas beaucoup. J'imagine que c'est un élément préjudiciable au groupe de ne pas faire au minimum une centaine de dates par sortie d'album.
Marco : On a dû faire environ une vingtaine de concerts après la sortie de Quantum porn entre 2017 et 2018. En 2019, on n'a même pas fait un seul concert, et très clairement je ne peux que te rejoindre sur le fait que c'est préjudiciable. Mais je ne sais pas vraiment comment répondre à cela. La question est plutôt à poser à la centaine d'organisations et aux salles de concerts confondues que nous avons essayé de contacter ces dernières années. Tu sais, on a fait autant de concerts que de personnes qui ont bien voulu nous accueillir jusqu'à présent, et ce sont souvent des contacts personnels. Malheureusement, un projet comme le nôtre prend un temps fou en tant que musicien pour écrire, répéter, produire, enregistrer, sortir un disque, s'occuper de la promo, gérer la diffusion, bref, de maîtriser seuls toute cette chaîne de la manière dont nous le souhaitons. Si tu rajoutes à tout ça le temps en plus pour gérer notre survie quotidienne, je peux t'assurer qu'il nous reste plus grand-chose pour s'occuper d'élargir notre réseau et améliorer notre capacité à se faire programmer régulièrement dans des salles.
Leon : C'est sûr que si nous ne voulions pas autant nous casser le cul à rechercher à faire des shows, nous ne jouerions aucun concert. Sauf que là, ce n'est pas le cas, c'est évident qu'on rêverait de jouer beaucoup plus souvent. Nous n'avons absolument aucune prétention élevée en termes de cachet et de conditions sur le type de concert ou de salles. Nous bottons toujours autant de culs sur scène peu importe l'endroit et les conditions.
Marco : C'est vraiment con parce qu'on est vraiment avant tout un groupe live. Nous faisons des disques pour les jouer sur scène, et pas l'inverse.
Leon : On est confiants sur ce qu'on fait, sur notre propre style, malgré le fait que les gens ont du mal à nous placer dans des cases, dans des catégories fermées, comme le font généralement les personnes qui travaillent dans le monde de la musique et du spectacle. Je constate simplement que je ne vois pas beaucoup de capacité de pure imagination dans ce milieu-là.
La fin de "Doubleflower" avec le sax en délire me fait penser au dernier album de Bowie. Est-ce que vous avez aimé Blackstar et la carrière de l'artiste en général ?
Leon : Oh oui ! David Bowie est un performeur et musicien très inspirant.
Marco : Il a été et reste toujours une influence majeure de The Somnambulist. Toute sa carrière est une mine d'or de suggestions, et pour moi, Blackstar fait en effet partie de ses travaux majeurs parmi les plus influents avec 1. Outside et les albums qui ont constitué ce qu'on a appelé sa trilogie berlinoise à savoir Low, Heroes et Lodger.
Je crois que je n'ai plus entendu de piano chez The Somnambulist depuis cette très belle chanson qu'est "Monday morning carnage" (sur Sophia Verloren). C'est un instrument dont le son vous manquait beaucoup ?
Leon : À titre personnel, le son du piano et ses possibilités sont toujours restés ancrés en moi depuis que je joue de la musique. C'est un instrument qui m'est tout à fait familier et naturel quand je suis en phase de création musicale. Mais dans ce cas précis, avec The Somnambulist, nous avons décelé un son de piano provenant d'un arpège de guitare de Marco, donc peut-être que cette sonorité manquait beaucoup plus à lui qu'à moi.
Marco : C'est vrai qu'il n'y avait plus de piano depuis cette vieille chanson... c'est une question intéressante. Il faut signaler que le piano n'est pas un instrument qui fait partie de notre line-up habituel, et pourtant il a joué un rôle essentiel sur certains titres du groupe. Le fait de ne pas avoir plus de trois personnes sur scène ne veut pas dire que nous sommes incapables de dépasser l'éventail de ce que la guitare, la basse et la batterie peuvent réaliser. D'ailleurs, on ne se gêne pas sur scène pour activer des samples pré-enregistrés à partir de nos pédaliers pour faire jouer les instruments qui ne rentrent pas dans la voiture, que ça soit un piano, des cuivres, des synthés ou même des musiciens.
Marco, est-ce que tu as déjà envisagé de créer un projet solo sous ton propre nom (ou pas) ?
Marco : Je me sens toujours plus à l'aise de voir mon propre nom associé à une personne réelle, en l'occurrence moi seul, qu'à un projet à plusieurs où on jouerait justement sous mon nom. Ça m'arrive parfois d'écrire pour le théâtre et de jouer seul et sous mon propre nom des chansons de The Somnambulist, je trouve ça personnellement déroutant.
Pour terminer, quelles sont les prochaines échéances de The Somnambulist ?
Marco : Maintenant, la priorité pour tous est de rester vivant et concentré sur ce qu'il se passe actuellement, trouver des ressources pour continuer à essayer de vivre normalement pendant le confinement. Je vais passer autant de temps que possible à écrire de nouveaux morceaux. Les prochaines échéances sont la publication très prochaine d'un nouveau clip d'un morceau issu de Hypermnesiac et un concert prévu le 18 juin à Berlin avec The Proper Ornaments dans une salle qui s'appelle "Marie Antoinette".
Merci à Marco & Léon.
Photos : © Arne Fleischmann
Publié dans le Mag #42