Et c'est le choc.
Eté 2001. Les concerts de "retrouvailles" se passent plutôt bien, c'est assez émus que les Bordelais sont reçus aux quatre coins de la France par un public qui ne les a pas oublié, loin de là. C'est ainsi qu à Thonon, aux Vieilles Charrues, à Lyon et même en Hongrie, certains eurent le privilège d'entendre le single du "Le vent l'emportera" ou bien encore "Lost". Et c'est ainsi que l'on redécouvre Noir Désir. Toujours présents, profondément changés, peut être que ce n'est qu'en apparence ? On sent une ambiance moins chargée, plus subtile, et toujours cette chose qui vous bloque les nerfs, qui vous tenaille du fond du ventre.
Encore un peu de patience, on attendra l'album. Le single sort. Ah c'est Manu Chao à la gratte d'accord, on comprend mieux. Ca fait très latino tout ça très folklo. Bah oui c'est pas comme avant. Et la voix de Bertrand ? Pas de cris rauques, pas de hurlements du poète fou étripé, juste une chanson sereine avec un je-ne-sais-quoi de glauque qui nous laisse comme un arrière-goût amer au coin des lèvres. Surprise de l'instant ce qui ne m'empêche pas d'apprécier le titre. J'attends la suite.
Mardi 11 septembre 2001. Sortie nationale de l'album Des visages des figures. Un titre énigmatique, une pochette qui en dit long. Coïncidence ? Deux tours et quelques avions s'écrabouillent à New York et c'est le "Grand incendie" ou plutôt le grand cataclysme de l'année (!). Noir Désir terrorise le nouveau millénaire ? Peut-être bien qu'ils sont voyants après tout. Les textes rimbaldiens de Cantat nous l'ont assez prouvé. Si tout cela reste bien calme en apparence, il faut gratter sous la couche. Non ce n'est plus du Noir Désir à l'ancienne où tout est dit, tendu, entre hargne et blasphème, aujourd'hui leur son se fait plus paisible.
En apparence. Car Des visages des figures c'est aussi cela. Un jeu d'images brutes que l'on a transformées, liquéfiées, recouvertes sous une fine pellicule de pureté, un semblant de calme, un son plus étanche en somme. Et c'est ainsi que nous trompe l'album comme on se trompe au quotidien. C'est peut-être aussi cela le message de ce titre énigmatique, "Des visages des figures", sous un extérieur impassible," dévisages, défigures", une injonction terrible et combien réaliste.
Les critiques semblent fuser, l'opinion reste partagée entre ceux qui adorent et ceux qui détestent, est ce que par hasard une grande partie du public attendait un nouveau Tostaky ? Apparemment oui. Tant pis pour eux, les puristes, les déçus, les ronchons, les vieilles écoles, les normatifs, les con-formistes, les râleurs, tant pis pour eux et tant mieux pour les autres. Oui ça "ressemble" à de la chanson française. Oui ça ne ressemble à rien de ce qu'ils faisaient auparavant. C'est vrai que Noir Désir a énormément évolué, désormais c'est plus loin qu'il faudra aller chercher les écorchés. Parce que si en quatre ans ils avaient gardé la même approche musicale il y aurait eu de quoi se poser des questions.
Beaucoup de choses ont changé sur cet album et c'est en l'écoutant qu'eux-mêmes nous l'expliquent. On ressent le fruit de quatre années de discussions, de remises en questions, de recherche musicale, de titres de dernières minutes, de prises de têtes, de voyages. Produit par Nick Sansano (Sonic Youth...) à New York on navigue au gré des titres entre les chaudes couleurs du Maroc et les participations de divers artistes tels que Manu Chao, Brigitte Fontaine, Léo Ferré ou Akosh S.. Pourtant le français prédomine sur l'ensemble des titres et on se risque même sur un terrain peu connu en musique, le genre "essai" sur le dernier titre. Un long voyage nous attend je crois... Un voyage au goût de mer ... Noir Désir aime les "étendues salines" Alors, en route pour le dérisoire ?

noir desir : des visages des figures L'album ouvre avec "L'enfant roi", un titre intimiste, à la première personne, une berceuse pour enfant, on pense au petit prince, un prince figé. "Tu es le souffle, le lien, mon enfant roi mon magicien ... Rien ne m'appartient". Une approche nouvelle avec un rythme qui reste très constant, montée progressive de la seconde guitare "les territoires inconnus je les parcourre, je les ai vus" pour mieux retomber dans un flou lointain.
Mais c'est avec "Le grand incendie" que les Bordelais redonnent le ton, cet accent aigre-doux que l'on retrouve si bien... Rythmique presque entraînante et prédications sinistres, un harmonica donne le blues sur ces bonnes paroles : "ça y'est le grand incendie, y'a le feu partout emergency Babylone, Paris s'écroule, New York City iroquois qui déboule ... maintenant (...) t'entends les sirènes elle sortent la grande échelle, vas-y... courre !" Même si ça semble tiré par les cheveux comment ne peut-on pas faire le rapprochement avec les évènements passés ? Surtout que ça coïncide avec la date de sortie de l'album ! "No limites à la fuite" pourtant impossible de s'arrêter là.
Noir Désir ne revendique rien de particulier comme ils l'ont souvent prouvé, tous les sujets sont pris en compte et c'est vers un autre terrain qu'ils nous entraînent sur le "Vent l'emportera". Mi-ombre mi-soleil, teintes voilées et contretemps, après avoir vu le clip on ne peut se dire qu'une chose, décidément la noirceur et l'amertume restent de rigueur "ce parfum de nos années mortes, ce qui peut frapper à ta porte". Navigation entre la nostalgie du passé et l'appréhension d'un futur incertain... de toute façon, plus qu'une chose à se dire..."tout disparaîtra mais le vent nous portera..." C'est quelque chose d'enfoui au fond de nous qu'on essaie de nous faire découvrir au fil des chansons, au gré des paroles.
Mais la réponse ne se trouve pas encore dans le titre suivant. L'adaptation du texte "Des armes" de Léo Ferré ne se contente pas de suivre les paroles. Cantat s'imprègne de la personnalité du chanteur pour donner à ce titre quelque chose de magique au niveau de la voix mais c'est aussi un gros travail de personnalisation pour tout le monde si on peut dire ça comme ça !
Une de mes préférées de l'album : "L'appartement". Chanson d'un ignoré, un cynique désorienté qui ne peut pas s'empêcher d'aimer "je suis parasité malgré moi /j'ai laissé simplement enfermé mon cœur dans son appartement". Retour à la quotidienneté, banalité d'un instant qui parle à tout le monde, voix qui se perd dans les aigus, sons bizarroïdes et coupures acides. A nouveau le schéma récurrent de l'album se retrouve ici ...Intro tranquille et personnage blasé qui nous livre un petit bout de vie, une pensée, un sentiment. Pour mieux nous égarer par la suite dans une approche musicale plus technique, où les instruments ont vraiment le beau rôle.
Enfin celle qu'on attendait ..."Des visages, des figures", le thème est annoncé. Cette fois les jeux de mots ne sont plus engloutis dans le lyrisme mais bien mis en avant, on joue dessus, une déclinaison de mots apparemment sans suite et une harmonie de notes simples "j'ai douté des détails jamais du don des nues", voix noire qui se greffe par-dessus à l'instar d'autres sons, "des corps des esprits me reviennent des décors des scènes des arènes hantés ". Les images exprimées sont rejointes par les tons et les sons, enchevêtrements sonores, les violons ne sont pas en reste ni même le son d'un léger bruissement d'ailes à la fin du morceau. S ymbole trop oublié de nos jours ? Mais déjà on se ranime on se ressaisit, une fusée décolle, le septième titre nous emmène sur un terrain que l'on connaît bien.
On a eu peur, on a à nouveau chaud, et s'ils avaient "oublié" de faire un peu de rock dans tout ça ? "Ca ne doit pas être facile de trouver son style "... léger clin d'œil ? "Son style 1" fait penser à la première partie d'un essai en continu sur "Son style 2" qui d'une escapade enfantine se transforme en une échappatoire dérisoire au milieu de "tout ça", cette "luxuriance", cet espoir vain toujours recherché, cette réponse, jamais trouvée (?). D'ailleurs il suffit de leur demander : "on est pas encore revenu des pays des mystères, il y'a qu'on est entré là sans avoir vu de la lumière (...)on doit pouvoir s'épanouir, tout envoyer enfin en l'air". Vivendi n'est pas épargné, et tout comme pour d'autres artistes tels que Manu Chao, on peut faire la remarque du paradoxe : "Noir dez/Vivendi Universal", et tout comme les autres on connaît déjà la réponse, oui c'est une résignation forcée devant le système, mais pas soumission.
"A l'envers, à l'endroit", prémonition sage d'un groupe qui sait ce qu'il veut et qui s'impose. Ne vous avait-on pas dit qu'ils expliquent tout eux mêmes dans cet album ? "On dirait qu'il est temps pour nous d'envisager un autre cycle, on peut caresser des idéaux sans s'éloigner d'en bas on peut toujours rêver de s'en aller mais s'en bouger de là". Confidences. Peut-être le titre le plus représentatif de l'album, du moins à mon avis. "No pasaran sous les fourches codines" .Et toujours ce grain de mystère, décidément ils font en sorte que l'on se creuse la tête plutôt que l'on s'époumone à leur suite ! Et pourtant il y en a toujours pour les plus obstinés, attention le message est clair : terrain miné, violence au figuré.
"Tu dois tout essayé, I'm lost, tu dois devenir, tu dois voir plus loin, tu dois revenir", ne pas s'oublier, se perdre, "I'm lost", d'accord à condition de tout faire pour aller outre, de la hargne, de la volonté, une grande part de cynisme, toujours une mélodie et un riff de guitare qui ne s'agite pas, mais le schéma change, on se retourne sur le passé et c'est avec une montée en puissance aux airs de Tostaky (l'album) que l'on enchaîne pour terminer sur une note d'espoir quelque peu cynique "I'm lost but I'm not strangled yet".
Dernier titre classique de l'album et à mon sens le plus poignant. "Bouquet de nerfs". L'intitulé en dit long sur l'humeur des auteurs. "T'oublies or not t'oublies les ombres d'opalines (...) trompe la mort et tais-toi", lorsque les violons viennent enlacer les notes perdues de guitares, privées de batterie, on se sent presque étranger à ce morceau, trop personnel, dérangeant d'intimité, un morceau qui nous laisse "un certain goût de fer et ce bouquet de nerfs".
Pas de concessions sur cet album donc. On entre de plein pied dans une nouvelle ère qui se traduit d'ailleurs par un "essai musical" sur le titre "L'Europe". On y retrouve des influences de tous pays, jazz, mélodies arabes, disque rayé en fond et déclamations d'un jet aux airs froids et impersonnels, agressivité des voix et réalités de l'époque bien senties et bien formulées, sous les paradoxes "Europe des Lumières, Europe des ténèbres" Brigitte Fontaine et Bertrand Cantat alternent dans le délire. Dès l'intro un son étrange qui nous rappelle la sirène d'un cargo sur le départ. "Les sangliers sont lâchés". Brigitte Fontaine amorce la chanson, c'est à n'y rien comprendre. "Les roses de l'Europe sont le festin de Satan, je répète." Une composition musicale informelle accompagne une prose toute aussi déstructurée difficile à aborder. Europe dénuée de ponctuation "nous pouvons arrêter nous pouvons reprendre" : un coup de gueule et un constat général sur cette "sale vieille Europe". Mais cela ne s'arrête pas là, il s'agit aussi un seul jet de critiques qu'on attendait depuis longtemps, un aboutissement et un soulagement qui donne soif aux chanteurs, ni bornes ni limites "toute ton âme s'est usée sur ce chemin sans fin" on s'imprègne de la lassitude et du dégoût qui inondent le texte "il y'en aura pour tout le monde ... mon cul !...". Peut-être que l'on peut résumer cela en une seule phrase : "Quelque chose est resté en travers de la gorge que nous voulons cracher c'est la moindre des choses". C'est exactement ce que l'on peut ressentir sur ce titre. Malaise, épuisement, dégoût. Et pourtant, fin de ce premier monologue, "tout n'est pas perdu vous pouvez vous adresser à nous". Note d'obscurs espoirs, noirs désirs jamais accomplis et toujours la même rengaine, est ce que l'art sauve la vie ? Au risque de couper le cheveu en quatre on pourrait interpréter ainsi ces bouts de mots avant de se replonger vers la voix morbide de Brigitte Fontaine. Si vous ne tenez pas jusqu'au bout de ses digressions sachez que le morceau se poursuit par une suite instrumentale très fouillée, chargée en ambiance, samplers et flûtes à l'appui, rythmes soutenus soporifiques et assommants dans ce contexte, mélanges des deux voix, "nous travaillons actuellement pour l'Europe".

Derniers avertissements avant l'extinction des feux. Ils sont toujours là. Noir Désir étonne, réjouit, déçoit, émeut. Personne ne peut rester indifférent, du moins pas si l'on connaissait ce groupe auparavant. Pour la réponse tant cherchée, que ce soit la leur ou la notre, est-il vraiment utile de la trouver ?