Ça faisait quelque temps que cette idée me trottait en tête : réunir Sam Guillerand aka Nasty Samy et JB Hanak. Même année de naissance, même entièreté et sincérité du personnage, parfois un peu frontale, même passion pour les cultures sous toutes ses formes (musique, littérature, ciné...), même activité débordante, même volonté/besoin de toucher à tout... avec bien sûr leurs particularités réciproques. La rencontre était prometteuse sur le papier, elle l'a été au bistrot L'Engrenage du 11, où nous nous sommes retrouvés mi-décembre. Ça a tellement bien matché entre ces deux acteurs incontournables de la scène que je me suis très vite mis en retrait, laissant tourner l'enregistreur et posant 4-5 de la trentaine de questions que j'avais prévues. Nous voilà donc complètement hors interview promo, même si les deux ont eu de l'actualité cette année, chroniquée dans les pages de précédents Mag. Il faut donc appréhender ce qui suit davantage comme une discussion, entre deux nouveaux potes. C'est parti un peu dans tous les sens, il a fallu épurer, recouper, certains thèmes auraient mérité d'être davantage développés, d'autres peut-être moins mais j'espère que vous allez prendre plaisir à lire ces échanges passionnés et passionnants.
On attaque direct avec un point commun pour deux gars ayant été au collège/lycée fin 80's début 90's. Sam tu as écrit un livre dessus, JB tu en as écouté, comment s'est passée votre rencontre avec les musiques extrêmes et l'arrivée du death et du thrash ?
JB : Fin 80's j'étais au collège et comme mes potes, j'écoutais Run DMC et Public Enemy. Des groupes East Coast, de New-York parce que dans ce qui venait de Los Angeles, il y avait ce truc mélodique et je préférais quand c'était plus frontal, hardcore. Pour ces potes Scorpions ou Napalm Death, non seulement c'était pareil mais ils considéraient ça comme de la musique de skinheads ! Bon, j'exagère mais dès que c'était un peu hardos, ils suspectaient des blancs racistes.
Sam : De mon côté, il n'y avait pas ce genre de problème, car j'habitais un bled d'à peine 7000 habitants, à la frontière Suisse, où il n'y avait quasiment que des Français du terroir. Il n'était pas du tout question du trip banlieue et du métissage culturel. Il y avait une toute petite communauté turque et quelques portugais, c'est tout. Donc, on n'a pas dû se confronter aux mêmes problèmes. Personne pour te dire « c'est d'la musique de nazi ton truc, là ! ». Ça ne veut pas dire que nous n'étions pas concernés par l'invasion hip hop, puisque j'ai découvert Public Enemy en 1990 à la sortie du Fear of the Black Planet, la compilation (format k7) Rapattitude également, la même année, ainsi que les premiers groupes français qui ont percé dans le genre (NTM, IAM, le premier MC Solaar, Assassin etc.). D'ailleurs mon pseudo est un clin d'œil à Dee Nasty, que j'ai découvert sur cette compilation Rapattitude. Véridique. A l'époque, j'avais trouvé ce blase supra classe (surtout la référence à cette série/soap opera super daubée, que tout le monde connaissait). L'époque autorisait ce grand écart, la culture alternative ricaine explosait et s'installait dans tous les recoins de l'Europe. Et puis dans l'Est de la France, où mon bled était situé, pas mal de grands noms du thrash d'alors provenaient d'Allemagne ou de Suisse allemande), donc pas très loin de chez nous... Destruction, Kreator, Sodom, Celtic Frost, Messiah etc. C'est un truc générationnel, pas mal de jeunes comme moi, blancs, lower-middle class écoutaient du «rock» et surtout ce metal de plus en plus radical, comme le thrash, le crossover puis le death metal. Et, comme je le dis souvent, si c'est arrivé à moi, dans ce bled perdu à 1000m d'altitude, c'est que cette culture était présente partout. Tous ces groupes français... Mercyless, Aggressor, Loudblast, No Return, Massacra... c'était notre heavy metal à nous. Moi j'étais en complète réaction contre Scorpions, Deep Purple, Led Zep'... je voyais ces mecs avec des moustaches, c'étaient des vieillards à nos yeux, de la musique pour nos parents... Même Iron Maiden, même si j'ai écouté et eu en ma possession les premiers disques, ça ne m'a jamais tant touché que ça. Le thrash et le death metal, puis le hardcore américain ont dégagé tout ça. Quand tu écoutes The Accused ou Bolt Thrower à 14 ans, difficile d'être encore impressionné par AC/DC et Helloween...
JB : Je me souviens très bien la première fois qu'on m'a fait écouter Iron Maiden, à travers un casque de walk-man. J'étais en colonie de vacances, je devais avoir 8-9 ans, j'ai entendu ce truc, j'avais l'impression d'entendre une sorcière qui criait, ça m'a paru très désagréable. J'ai essayé d'insister mais ce qui m'a le plus gonflé c'est le côté musique d'esthète, très soigné, propre. Y a rien qui dépasse, le moindre solo est mathématique, calculé. Sinon mon premier rapport avec le death c'est un copain à moi, au collège, qui m'a fait écouter une compilation, Masters of brutality. Il m'a mis le casque sur les oreilles et je peux pas te faire autre chose qu'un mouvement, ça m'a fait ça. BRRRRRRHHHH !!
Sam : Il y a eu deux tomes de cette compilation, les pochettes étaient dessinées par l'illustrateur français Denis Grrr. Pour mes potes et moi, c'était le graal. Tous les gros noms du death metal y étaient représentés. Tu appuyais sur play et tu te prenais Death, Morbid Angel, Morgoth, Cannibal Corpse, Napalm Death et tous les poètes de cette scène.... tout était saturé, jusqu'à la moindre cymbale ! La première fois, ça fait bizarre.
JB : Si ça vous amuse, je vous ressors une photo de classe Copains d'Avant de 92. Y a ce pote à côté de moi, Fabien, un enfant de 14-15 ans, qui porte un teesh Obituary. Et sinon pour revenir sur la dichotomie rap West Coast vs. East Coast ou Iron Maiden vs. death metal, moi j'ai sauté directement toutes les étapes. Je ne suis pas passé par la case Aerosmith, tout ça, je voulais la déflagration sonore, un truc qui me latte la gueule.
Sam : J'ai grandi avec le hard rock, c'était une étape obligatoire, mais je me suis vite rendu compte que j'étais attiré par des trucs plus radicaux... toute l'imagerie hard-rock et le heavy metal de base ne m'ont jamais vraiment parlé, trop cheesy, avec des paroles pourries... même à 12-13 ans, je n'accrochais pas à cette esthétique. Alors que le death, le thrash faisaient le lien avec toute cette culture VHS que j'adorais... avec des références aux films splatter gore qu'on regardait avec mes potes. Le metal a ensuite beaucoup muté à la fin des années 1990, ça m'a moins touché. Quand j'en réécoute, je reste sur les trucs de l'époque. J'ai tellement aimé ces genres thrash et death des années 80 et 90, que j'ai écrit un livre sur la question, sorti en 2018, Enjoy the Violence - Une histoire orale des origines de la scène thrash/death en France (co écrit avec mon pote Jérémie Grima).
Après ce livre, Sam, tu as sorti Hey you ! Une histoire orale des Burning Heads avec Guillaume Gwardeath. JB ça te parle ce groupe, quels seraient tes grands frères / références dans la scène rock française ?
JB : Je vois passer ce nom depuis que j'ai 14-15 ans et les salles de répètes mais c'est un groupe que je ne connais pas du tout.
Sam : Le plus grand groupe punk français de tous les temps, à tous les niveaux : 35 ans de carrière sans arrêter, quelques mouvements de line-up mais un noyau plutôt stable et solide, une grosse discographie (des albums en format major, en format gros indé et en format DIY), énormément de concerts (sur plusieurs continents). Donc, à tous les niveaux, littéralement, c'est le groupe punk le plus important en France. Bien sûr, il y a eu quelques autres groupes très importants en France, mais qui ont joué moins longtemps, donné moins de concerts, sorti moins de disques, et qui n'ont pas accumulé autant d'expériences sur des terrains aussi différents. Par le prisme des Burning Heads, on traverse toute la scène indépendante française de la fin des années 1980 à nos jours. On n'aime ou pas, mais impossible de ne pas respecter leur histoire et leur trajectoire.
JB : Ah mais je ne dénigre pas, c'est juste que je ne m'y suis jamais intéressé. De mon côté, j'ai depuis l'adolescence une fascination pour Éric Aldéa de Bästard. Y a pour moi une espèce de sainte trinité du noise français des 90's avec Bästard, Ulan Bator et Sister Iodine. Ces mecs je les ai quasiment déifiés et c'est incroyable comment d'un côté ils ont eu une influence culturelle majeure sur toute la scène post noise française (Marvin, La Colonie de Vacances, les groupes chez Africantape...) et de l'autre, d'un point de vue commercial, ils ont vendu 4 disques.
Début 2000, Ulan Bator ont continué les concerts, ils ont énormément tourné en Italie mais sans sortir d'albums. C'était une sorte de business, pendant 6-7 ans, ils en vivaient même. On y faisait des tournées dDamage et je voyais des stickers, des affiches Ulan Bator et je me disais mais c'est dingue, ce groupe existe encore !
JB, toi qui as un pied dans la musique électronique et un dans le rock, tu t'es senti parfois en décalage, tu as des anecdotes ?
JB : Plein. Je me suis retrouvé à la fois dans des trucs clinquants, pour ne pas dire pouet-pouet et dans le gouffre de l'underground. Une fois à une soirée je parlais avec un gars de chez Ed Banger, c'est pas David Guetta mais presque, il fait des DJ sets devant 5 000 personnes... mais super gentil. Il me raconte qu'avant il était batteur dans un groupe de punk. Cool, un sujet de discussion. Je lui raconte que je préfèrerai toujours jouer live devant 50 personnes, que faire DJ devant 3-5000 personnes, peu importe le cachet. C'est pas forcément le sacerdoce de monter dans un van et puer des pieds mais là il est question d'énergie. Et le mec n'a pas répondu, il me regardait et je voyais son cerveau qui faisait error404:, parce qu'il ne comprenait pas. Il est habitué à des cachets de 5000€, seul, pas 500€ à diviser en 4.
Justement, parlons argent un peu. Vous vivez de votre art ? Et c'est une nécessité de toucher un peu à tout pour y arriver ?
Sam : Dans la scène punk - hardcore - rock, qui se veut et qui se dit radicale mais qui ne l'est finalement pas tant que ça, ce n'est jamais très bien vu de parler d'argent. J'ai toujours été transparent à ce niveau. Le discours est toujours le même, il faut absolument dire « c'est du DIY, je suis poussé par la passion, je ne gagne pas d'argent, je travaille à côté, etc. ». Mais moi je n'ai jamais voulu « travailler » à côté, même si j'y été contraint bien sûr, quand il le fallait... mais je n'ai jamais signé de CDI, je ne sais même pas rédiger un CV ! En revanche, je travaille énormément sur mes activités musicales et annexes (fanzines, livres, piges dans la presse, organisations diverses et variées, podcasts, etc.). Et dans tout ça, il y a une réelle économie. Une micro-économie, certes, mais une économie quand même. Quand j'ai commencé à bien tourner, avec Second Rate, j'ai toujours voulu ne faire que ça... pas seulement de la musique, mais aussi écrire dans la presse, publier mes propres fanzines, écrire pour d'autres fanzines, animer des podcasts, sortir des newsletters, écrire des livres sur des sujets culturels qui m'ont touché, gérer un ciné-club, etc. Je vis ça 24h/24, depuis 20 ans. Donc je peux dire que c'est mon activité principale, même si financièrement, ça n'est pas toujours suffisant pour boucler le mois. Mais le pognon, je m'en fous complètement, ça n'a jamais été quelque chose qui m'a taraudé la tête. J'ai toujours vécu chichement, pas d'emprunt, pas d'enfant, de minuscules appartements, mais toujours en mouvement. Il y a une réelle volonté anti capitaliste derrière tout ça, une volonté d'être libre, de vivre selon mes propre codes et règles. Le punk, c'est ça, et rien d'autre. Peu importe le style musical que tu joues. Pas mal de mecs qui jouent dans des groupes punk ou qui organisent des soirées DIY ont des jobs complètement corporate à côté. Je pense être radical dans la façon de mener ma vie. Le concept de « décroissance », je pense pouvoir en parler correctement... le punk, ce n'est pas seulement jouer à des concerts à 5 euros l'entrée et collectionner des disques vinyles. Et ce n'est pas un « concept ». C'est appliquer des choix très concrets dans la vraie vie, dans le quotidien. Il y a beaucoup de posture dans ce milieu. Le DIY, c'est un terme qui est complètement galvaudé maintenant... comme l'étiquette « indépendant », ça ne veut plus rien dire...
JB : Au sein de cette économie parce que c'en est une et tu l'as bien expliqué, ne pas parler pognon et en faire un tabou c'est le meilleur moyen de se faire enfler. Quitte à passer pour un profiteur ou un casse-couille. Après je peux cocher toutes les cases que tu as citées. Je vis de mon art mais souvent, quand les journalistes me demandent ça je corrige et dis : je survis de mon art. Mais j'ai suffisamment, j'y arrive. Je suis intermittent depuis 2004, parce que je cumule des cachets artistes et des cachets techniciens. Je fais de la vérification technique audiovisuel de base, j'aurais pu évoluer dans le son ou l'image mais je n'ai jamais voulu. Je mets mon cerveau dans une boîte à chaussure, j'ai zéro responsabilité, d'un point de vue sociétal c'est un peu la honte à 45 ans mais je m'en fiche, ma vie elle n'est pas là.
Sam : J'ai joué environ 1500 concerts dans ma vie mais je n'ai jamais voulu toucher à ce statut. Je voyais qu'autour de moi, même les grands groupes de la scène genre Burning Heads ne validaient pas leurs années avec les cachets de musiciens, qu'il fallait bosser en tant que roadies ou autre à côté... chose que je n'avais pas du tout envie de faire. Je l'ai fait quelques fois ici et là, mais je n'ai jamais voulu être intermittent. Et mes potes qui avaient ce statut semblaient toujours en mega stress pour valider leur année, à racheter des cachets, magouiller, et cogiter à fond et rechercher des plans durant les périodes où ils ne travaillaient pas... Je ne voulais pas de cette vie. Alors j'ai fait mes groupes, j'ai organisé mes tournées, géré mon propre merch, puis j'ai pigé dans la presse, et depuis quelques années maintenant je publie des livres. Et quand il faut retourner faire du job alimentaire sur des périodes plus compliquées, j'y vais... mais je n'ai pas de grosse pression à ce niveau... pas d'addiction, pas de famille à nourrir et pas de velléité matérialiste.
Contrairement à certains concerts où j'ai pu assister récemment, avec des groupes qui ne vendaient pas de disques, toi, Sam, tu ne t'es jamais retrouvé en panne de merch sur la route ?
Sam : Jamais ! Le merch, c'est le nerf de la guerre. J'ai toujours joué dans plusieurs groupes, et je m'occupais de la distro, pour moi c'était vital. Je survivais essentiellement grâce au merch. Avec combien de tauliers de lieux je me suis pris la tête parce qu'on ne me proposait qu'une toute petite table cachée au fond de la salle, haha... Même dans les SMAC, qui ressemblent à des Auchan, les mecs te disaient « ha par contre, tu ne peux prendre qu'une table... »... Jamais compris.
Le rock c'est à la base une musique de contestation, ça l'est toujours ?
Sam : N'oublions pas que tout ça c'est en premier lieu de la consommation. Au départ, le rock'n'roll c'est une invention pour toucher une tranche d'âge qui n'était pas du tout représentée. L'adolescent, avec le rock'n'roll, devenait à son tour une cible de consommation. Un son, une danse, une culture... tout un segment de marché pouvait ainsi enfin être attaqué frontalement. Ce qu'on appelle la culture jeune ! Personnellement, je suis en quelque sorte resté à 45 piges le gamin de 15-16 ans que j'étais. Je pense donc encore incarner cette naïveté, cette urgence, ce souffle juvénile du rock and roll. En tout cas, s'il n'y a pas de réaction, de rejet, de colère, de rébellion ou une certaine forme d'agressivité, pour moi ce n'est plus du rock... et dans l'étiquette « rock », j'y mets aussi des styles qui en découlent, comme le punk et le hardcore. Mais comme je le disais précédemment, il y a beaucoup de stéréotypes dans ces « castes » culturelles, et peu de réelle opposition ou rejet...
JB : Y a une dizaine d'années je suis à une table ronde sur le rock, avec que des patrons de SMAC, des journalistes... bon y avait aussi Patrick Coutin, lui je l'aime bien (ndlr : chanteur de "J'aime regarder les filles"). La personne qui animait le débat demande alors à Christian Eudeline : « Pour vous, c'est quoi le rock ? ». Double au secours. La question déjà elle est insupportable et lui il rentre dans la danse. Le mec il parle des Chaussettes Noires, de Dick Rivers, un monologue de 6 minutes pleines en autoroute... Puis la journaliste se tourne vers moi et me repose la même question. J'essayais de faire vite parce que je voulais pas me noyer comme Eudeline et je lui réponds que quand j'avais 16 ans, je suis allé en soirée chez des grands, genre ils avaient 20-25 ans et j'ai posé sur la platine l'album du Jon Spencer Blues Explosion, qui venait de sortir. Là t'as un mec qui m'a dit : « c'est de la merde ton truc ils ont tout volé aux Rolling Stones. » Je l'ai regardé et lui ai répondu : « je sais pas qui c'est tes connards de Rolling Stones et j'en ai rien à branler. » Voilà, pour moi c'est ça le rock et pas le savoir encyclopédique de môssieur Eudeline. C'était de la pure mauvaise foi mais pour préserver cette naïveté dont tu parlais.
Sam : C'est un truc presque freudien, notre génération doit tuer celle qui la précède, et c'est même très sain. Le môme qui écoutait Cro-Mags en 1986 à New-York, pour moi, c'est le même qui écoutait Gene Vincent en 1958. Ce truc de rejet, je le répète ; contre tes parents, ton voisin, ton prof, ton patron... un geste offensif et radical. La musique pour la musique ne m'intéresse pas.
Tu dis ça mais parmi les reprises que tu as faites dans ton disque, Nasty S And The Ghost Chasers, il y a plusieurs groupes qui te viennent de ton père.
Sam : Mon père avait des goûts sûrs en musique, et j'ai grâce à lui découvert des dizaines de groupes hyper pointus, avant l'âge de 12 ans, que normalement tu découvres en rentrant à la fac ou bien plus tard, et encore, si tu t'intéresses à toute cette culture rock et punk. Quand tu as 10 ans et que tu écoutes The Fall, Gun Club, Morrissey, Buzzcocks, le premier album de Sonic Youth, tu ne sais pas encore que ce n'est pas un truc tout à fait « normal ». Donc oui, j'ai eu la chance d'évoluer dans un contexte musical pointu, grâce à lui. Mais ça n'empêche pas que je n'étais pas aligné avec sa façon de voir les choses sur la vie en général. D'ailleurs j'écoutais du metal véner' et du hardcore, et lui ne supportait pas ça. Et il y a bien d'autres domaines que la musique pour être en réaction... D'ailleurs, lui et moi, on n'a jamais été d'accord sur grand-chose.
Pour revenir au rock, maintenant c'est un truc de vieux, une culture vieillissante. Voir des mecs de 60 piges qui chantent des textes qu'ils ont écrits à 18 ans, ce n'est pas très stimulant. Et c'est là que je respecte Henry Rollins, qui, lui, n'est jamais remonté sur scène chanter un morceau de Black Flag, un des plus grands groupes au monde pour moi. Je n'ai rien contre les reformations... mais dans le milieu punk ou hardcore, c'est un peu plus complexe... d'autant que c'est rarement réussi. Mais bref, cette culture rock et punk est en train de pousser son dernier râle, c'est dans l'ordre naturel des choses. Tout a changé, cette culture ne touche que ceux qui l'ont heurtée de plein fouet dans les années 70/80/90. La nouvelle génération ne s'est pas retrouvée dans cette mouvance, pour 1000 raisons qu'il serait vain d'évoquer ici.
JB : Vous le savez peut-être, j'aime beaucoup tout l'univers autour de Mike Patton et j'étais très honoré de collaborer avec lui pour la BO du jeu vidéo Teenage Mutant Ninja Turtles : Shredder's revenge. En ce moment il y a Mr. Bungle qui revient et sort un live et il y a 3 jours, j'ai vu une vidéo de 15 secondes dans laquelle tu les vois jouer, c'est le chaos complet et puis ça coupe et tu vois Henry Rollins, bouchons auditifs, sur une banquette en train de lire un livre et qui leur répond : « yeah ! super les gars » en leur faisant un doigt ! Bien sûr qu'ils se respectent mais le faire pour la posture comique ça m'a beaucoup amusé.
Tu as déjà lu les livres Tourisme Parallèle (il y a quatre tomes) de Didier Balducci, guitariste des Dum Dum Boys ? Il présente le rock comme une culture en voie de perdition, d'extinction.
Sam : Bien sûr. Super mec. J'aime beaucoup Dum Dum Boys, et j'ai lu 4 livres de Didier. Il édite également d'autres auteurs, comme Pascal Escobar, dont j'ai lu les deux livres. Je me retrouve complètement dans la façon de fonctionner de Didier Balducci. Il fait son truc dans son coin, très référencé, très érudit, pour une niche, c'est parfait. Ça a encore du sens de le faire comme il le fait.
Plus généralement, il y a un truc qui m'énerve énormément, c'est l'espèce de positivisme béat du mec qui refuse d'admettre que toute cette culture rock s'essouffle et que le meilleur est dans le rétroviseur : « nan mais tu vois, nos parents disaient ça quand le punk est arrivé, puis quand le grunge est arrivé... » Vous ne comprenez pas qu'on en n'est plus du tout là ! Quand tu vas dans un festival comme le Hellfest, où il est censé se trouver les musiques les plus radicales et extrêmes au monde et que la moyenne d'âge des gars sur scène c'est 58 ans, comment tu peux m'affirmer avec des théories de bobos indés qu'on n'est pas sur une pente déclinante ? Alors oui le rock n'est pas mort parce que jusqu'à l'explosion de la planète, il y aura toujours 4 mecs avec des guitares, une basse et une batterie pour faire du boucan dans un garage. La musique rock sera toujours représentée dans les débits de boisson, là n'est pas la question... Pour jouer du rock (ou punk/hc ou que sais-je), il ne faut pas avoir du « talent », il faut être possédé ! Ne pas être à sa place ! La substantifique moelle du rock, elle est là. Il y aura toujours de bons groupes capables de composer quelques morceaux catchy et d'occuper convenablement une scène. Ce n'est pas le problème mais je ne m'intéresse pas vraiment aux nouveaux groupes... pour moi c'était un truc générationnel. Les musiciens que j'écoutais avaient presque mon âge, à peu de chose près... à 15 ans, je n'aurais pas écouté des groupes composés de musiciens qui ont 60 ans ! Et à l'inverse, c'est pareil. Par exemple, ça n'a pas vraiment de sens d'écouter des gamins de 20 piges qui refont Hüsker Dü ou Replacements. Ces mômes doivent parler à d'autre mômes, pas à un keum qui pourrait être leur daron. C'est cool qu'ils le fassent mais ils ne s'adressent pas à moi, je préfère écouter les originaux. Le rock c'est donc une culture qui se délite et qui, je trouve, n'a plus de sens dans le contexte actuel. C'est peut-être un triste constat quand tu as été poussé par cette force et façonné par cette culture, qui t'a tout apporté, même au niveau existentiel, moral et philosophique, mais il faut avoir le courage de l'admettre. Et ce n'est pas être « réactionnaire » ou « nostalgique ». C'est juste faire preuve de bon sens. Nostalgique, je ne le suis pas, pour rien au monde je ne reviendrais en 92. Et je vis de toute façon comme quand j'avais 19 ans. Ma vie et mon quotidien n'ont pas changé, je suis toujours autant fasciné et stimulé par la musique, le cinéma et la littérature. Aucune envie de revivre ma vie... mais aucune envie également d'écouter des mômes de 20 piges jouer des genres musicaux qui ont connu quatre cycles revivalistes depuis les années 80.
JB : 92 pour moi c'est Pasqua Ministre de l'Intérieur, mes copains rebeus qui se font courser et tabasser dans la rue.
Dans la musique électronique également, j'imagine qu'il y a des courants qui viennent en supplanter d'autres, JB ? Et l'electro a-t-elle remplacé le rock dans la contestation ?
JB : Elle ne l'a pas remplacé mais il y a des trajectoires parallèles en effet. Le groupe que j'avais avec mon frère, dDamage correspond exactement à ce que tu as dit précédemment, Sam. Mener un dancefloor en autoroute pendant 1h c'est donné à tout le monde et certains font ça très bien mais peu arrivaient à mixer nos morceaux. On faisait une musique qui était en réaction frontale et dans ce sens, beaucoup de journalistes considéraient que dans l'electro on était un groupe rock'n'roll, à contre-pied.
J'accepte complètement de vieillir. Culturellement, j'écoute des nouveaux trucs, pour me renseigner à titre documentariste, que très sincèrement parfois je ne comprends pas. La première claque que je me suis prise dans la gueule c'est Planete-Mu, notre label au début des années 2000, qui cartonne toujours. Ce sont les premiers à avoir découvert la juke et la footwork, qui viennent de Chicago et sont des musiques à 180 BPM en syncopées. C'est rapide et lent en même temps. Ça se danse d'une manière que je n'arrive pas à comprendre, ça se mixe difficilement et on s'était regardés avec mon grand frère en se disant : on comprend pas. Mais de la même façon que 15 ans avant, quand on a sorti Radio Ape, notre oncle, qui a 20 ans de plus que nous, nous avait dit : je suis trop vieux pour votre musique. Ca y est, ça m'arrive, je le reconnais. J'ai aussi une copine qui me fait énormément écouter de la trap music, les nouveaux trucs de rap, 667, Freeze Corleone... Y a quelque chose qui m'attire, parce que c'est malsain, très agressif, ça me met à l'aise mais je comprends pas comment c'est fait. Et même si je comprenais, je me sentirais dans l'imposture de refaire ça. Il n'y a rien de plus triste qu'un vieux qui essaie de faire de la musique de jeunes.
Passons à ton premier roman Sales chiens, gros succès critique. C'était une volonté de le faire éditer ? Tu n'as pas trop galéré en débarquant dans ce nouveau monde ?
JB : Si. J'ai galéré plusieurs années avant de trouver un éditeur. Ah la rigueur je sais sortir un disque en autoprod mais le milieu du livre j'y connais rien et j'avais la peur de voir des cartons qui prennent la poussière dans ma cave. J'ai aussi beaucoup discuté avec mon éditrice et j'avais une optique de travail, que je n'aurais pas été capable de faire seul. En gros je voulais que dans tous les maillons de la chaîne, jusqu'au libraire, on spécifie bien que ce n'était pas la bio de mon groupe. Parce que sinon on en aurait vendus 50. Il fallait dire que c'est un roman, assez généraliste, dans lequel beaucoup de musiciens vont se reconnaître. Et ça a plutôt bien fonctionné car j'ai même des gens du jazz qui sont venus me voir en me disant : ton bouquin il défonce, je me suis identifié dedans... J'ai rien à voir avec Petrucciani, moi ! Si j'avais fait mon truc tout seul, ça aurait été : le mec de dDamage fait la bio de dDamage pour les fans de dDamage or j'ai la prétention d'avoir réussi un truc plus large qu'une simple bio, d'avoir écrit une histoire.
À l'origine je devais le sortir 2 ans avant chez Gallimard Série Noire mais le directeur de la collection a quitté ses fonctions et le truc a fini dans un tiroir. Ça m'a pas mal déprimé, d'autant que ça correspondait à la période de la mort de mon frère. Puis j'ai ressorti le manuscrit, je l'ai un peu retouché, viré des passages, changé la structure et je l'ai renvoyé à plusieurs éditeurs : Léo Sheer, Rivages, Stock, Gallimard... Léo Sheer m'a répondu, c'était positif, j'ai rencontré Angie David mon éditrice, ça s'est hyper bien passé, je signe mes contrats chez eux et deux semaines après, bim email de chez Gallimard. Je ne pourrai jamais savoir ce qui se serait passé dans une réalité alternative mais si j'avais été signé chez Gallimard je pense que j'aurais été la 5ème roue du carrosse et mon livre n'aurait jamais été travaillé comme ça. Alors que chez Léo Sheer j'étais une priorité. J'ai eu une promo de malade mental et je pense que mon deuxième je vais le faire à nouveau chez eux.
Sam : Ce qui est important c'est la distribution, beaucoup plus que la critique. Et ton bouquin - que j'ai lu et aimé d'ailleurs - je l'ai vu très bien représenté dans les librairies dans lesquelles j'ai traîné ces derniers mois, avec parfois le petit mot du libraire du genre « super livre, wild et radical ! »... au milieu de tous ces livres qui sortent, je trouve que ton livre est bien travaillé. La rentrée littéraire de septembre c'est plus de 450 bouquins qui sortent ! De quoi donner le vertige. Le livre et le disque, ça n'a rien à voir... Le temps des gens est tellement accaparé, surtout par le téléphone et les réseaux sociaux, d'ailleurs. Ils pensent qu'ils n'ont plus le temps pour lire, mais il ne « prennent » plus le temps de lire, c'est autre chose. Un disque, tu peux l'écouter en 40 minutes, un bouquin de 300 pages, en lisant 1h après ta journée de taff quand tu es en forme, ça te prend presque une semaine.
JB : J'ai l'impression que lire un livre maintenant c'est un acte politique. Après il faut savoir ce qu'on appelle lire, parce que la majorité des mises en place en librairie ce sont des livres de développement personnel. On est loin de Cervantès et Albert Camus.
Sam : En tout cas ça prend du temps et le temps, c'est bien notre seul socle d'égalité. La fameuse loi temporelle : 24h pour tous. Après c'est sûr qu'on ne vit pas tous le même quotidien, mais c'est un peu facile de dire « j'ai pas le temps de lire »... tout le monde peut prendre 30 ou 40 minutes par jour pour lire une 20aine de pages... quand tu vois comment scotchent les gens sur leur téléphone portable ou le temps qu'ils passent sur des terrasses de café. Là, pour le coup, ils sont moins regardants sur le temps passé à ces activités. Lire, ça demande un effort, qu'une série sur Netflix ne demande pas. Si t'as le temps de te mettre 3 épisodes d'une série de base en une soirée, t'as le temps de t'envoyer un livre par semaine, ou quelques BDs.
JB : Complètement. Avec un boulot de merde, on vient de te voler 8h et ça génère de la frustration. Quand je rentre j'ai pas envie de me caler dans mon canapé devant la télé. J'ai envie d'hurler dans un micro, faire de la guitare, créer, écrire, absorber de la culture.
Ce déclic de la littérature, il t'est venu comment, JB ?
JB : Je m'en rappelle très bien, c'est en regardant Virginie Despentes à Nulle Part Ailleurs pour la sortie de Baise Moi. On lui demande ce qu'elle pense du fait d'être encensée par les Inrocks et elle est là, clope à la main (on pouvait encore à l'époque), posture badass, elle tire une latte et répond : « les Inrocks j'm'en fous ! ». J'ai beaucoup gambergé et c'est pas tant la posture keupon « fuck you j'vous emmerde », qu'elle avait pourtant. Non, j'avais cette petite voix dans ma tête qui me disait « vas-y, t'as un truc cool au fond de toi, faut que tu le sortes » et en même temps, tel un schizophrène, y avait immédiatement cette voix de caillera qui me disait « tu te prends pour qui, bouffon, à vouloir péter plus haut que ton cul et devenir écrivain, c'est de la merde que tu fais ! » Ce sentiment d'imposture qu'on a tous : est-ce que je suis légitime ? Quand t'as 16 ans il est bien plus fort que quand t'as déjà une petite carrière. Beaucoup ne franchissent jamais ce cap. Je repensais alors à Virginie Despentes et en avoir rien à foutre de la pseudo légitimité de ceux censés te critiquer, ça m'a décomplexé. Ça m'a aidé à aller chercher une confiance en moi. Je suis vraiment reconnaissant envers cette femme.
Un dernier mot pour conclure ?
JB :
Sam :
mon site www.likesunday.com
On voulait parler plus du fond et moins de la forme mais on s'est laissés embarquer. Tant pis, ça sera peut-être pour une prochaine fois.
Merci Sam, merci JB et merci Sylvain de l'Engrenage pour les cafés.
Photos JB Hanak : Philippe Levy
Photos Nasty Samy : Stéphane Hervé
Publié dans le Mag #54