Dans sa préface, Vincent Hanon - journaliste pour Rock & Folk - soulève la question : Mark Lanegan, de qui s'agit-il au juste ? C'est un chanteur à l'âme poète et destructrice qui outre une carrière solo riche d'une dizaine d'albums a été membre de The Jury (avec Kurt Cobain), Screaming Trees, Mad Season (avec Layne Staley), Queens Of The Stone Age et The Gutter Twins. Il a également une liste de collaborations longue comme le bras parmi lesquelles on retrouve : Mondo Generator, Eagles Of Death Metal, Jeffrey Lee Pierce, Slash encore Nick Cave. Auteur de l'essai Visions de Mark Lanegan, Mathias Moreau ne reviendra pas sur tout car c'est impossible. Il se centre sur le parcours solo de l'artiste. Son approche est multiple : conte philosophique, analyse psychologique du chanteur et anecdotes issues d'une recherche approfondie.
Pour son premier album solo, Mark Lanegan s'entoure du gratin du grunge : Mike Johnson (ex-Dinosaur Jr), Mark Pickerel (Screaming Trees), Kurt Cobain et Krist Novoselic (Nirvana). Sorti en 1990, The Winding Sheet commence par le titre "Mockingbirds". L'oiseau moqueur parle à Mark Lanegan et s'en suit une aventure de quelques pages alimenté par les concepts de Michel Onfray, Platon et Lacan. La présence sur cet album de "Where did you sleep last night" permet d'évoquer la passion pour le bluesman LeadBelly que Mark Lanegan partage avec Kurt Cobain. Le titre sera d'ailleurs immortalisée quelques années plus tard par Nirvana sur MTV Unplugged in New York (1994). A cette époque, la drogue cultive tranquillement des tensions au sein des Screamings Trees.
Largement encouragé par Johnny Cash, Mark Lanegan sort Whiskey for the holy ghosts (1994) dans lequel on retrouve pour la première fois J. Mascis (Dinosaur Jr). Quelques mois plus tard, son ami Kurt Cobain clôt son chapitre. L'auteur revient sur l'amitié que Mark Lanegan entretient avec ce dernier. Pour Mathias Moreau, leurs comportements scéniques aux antipodes évoquent une même chose : "une incroyable et permanente timidité lié à l'incompréhension du monde". Des extraits de correspondance nous montrent à quel point les deux personnages sont proches. Il représentent respectivement le reflet de l'autre. Mais quand l'un disparaît, l'auteur interroge : "Alors chers lecteurs, qu'est-ce que le Nirvana ?" Deux années presque jour pour jour après la mort de Kurt Cobain, la douleur de Mark Lanegan refait surface. La faucheuse vient chercher un autre pote : Jeffrey Lee Pierce. Perdu pour perdu, le chanteur signe le dernier acte des Screaming Trees et plonge dans le silence. C'est alors que Josh Homme surgit du désert pour l'aider à panser ses plaies. Avec un regain d'énergie, Mark Lanegan enregistre Sraps at midnight (1998) en deux semaines sans avoir bossé la moindre matière en amont. Sa souffrance l'aide visiblement à créer et Mathias Moreau estime l'album réussi tant sur le plan musical que pour ses éléments psycho-sociologiques. Dans le même ton mélancolique sort I'll take care of you (1999). Un opus de reprises folk qui s'ouvre en rendant hommage au leader du Gun Club avec le titre "Carry home".
Le nouveau siècle est un virage dans le travail de Mark Lanegan. Fiels songs (2001) signe la fin de sa collaboration avec le label Sub Pop. C'est également l'apparition dans son entourage de Ben Sheperd (Soundgarden) et de Duff McKagan (Guns N'Roses, Velvet Revolver). Sa rencontre avec Josh Homme l'amène à participer à chaque album de Queens Of The Stone Age. Mais jamais deux sans trois, la faucheuse passe à nouveau en faisant coup double en emportant Layne Staley (Alice in Chains) puis Johnny Cash. À la sortie de Bubblegum (2004), Mark Lanegan vit entouré de ses fantômes. Par réaction, il s'entoure de façon boulimique. Pour ne citer que les plus grands, ce nouvel album reçoit la participation de PJ Harvey, Josh Homme, Nick Oliveri, Joey Castillo, Izzy Stradlin et Duff McKagan. Mais Mark Lanegan ne s'arrête pas là. Un chapitre de cet essai est d'ailleurs consacré aux collaborations qu'il entreprend avec Isobell Campell, Soulsavers, Duke Garwood et plus particulièrement The Gutters Twins. Sa carrière solo à proprement dit ne reprend pas avant Blues funeral (2012) que Mathias Moreau nous décrit comme la quintessence du talent mélodique. Et puis, Mark Lanegan s'essaye encore une fois au jeu des reprises avec Imitations (2013) où il plonge dans ses classiques (Nick Cave, John Cale) et interprète quelques auteurs français (Gérard Manset, Jacques Prévert). Toujours emprunt d'une pointe spirituelle, Phantom radio (2014) vient clore les Visions de Mark Lanegan.
Cet essai de Mathias Moreau relève de son expérience de la musique. Profonde et philosophique, son analyse lui appartient et débouche sur un contenu dense. Quoi qu'il en soit, plonger dans un tel ouvrage, c'est faire des bonds dans le temps sur le parcours de ce chanteur tourmenté. C'est aussi l'occasion de visiter ou revisiter la discographie solo du poète. En franchement, le jeu en vaut la chandelle. Et c'est avec plaisir que je me glisse dans les oreilles un Gargoyle tout nouveau tout chaud...
Publié dans le Mag #28