La Féline portrait Bonjour Agnès, il paraît que le concert du 18 janvier à La Maroquinerie était chouette. On n'a malheureusement pas vu venir, mais nous t'avions découvert à La Ferme Électrique l'année dernière. J'imagine que c'était deux concerts complètement différents ?
Bonjour Ted ! J'ai un excellent souvenir de ce concert à La Ferme Electrique, dans un contexte où j'avais un peu l'impression de faire une sorte de putsch émotionnel et contemplatif dans un festival où les sons sont plus noise et pêchus. Mais en même temps, j'aime aussi des musiques dites "extrêmes", beaucoup le drone, le punk rock, et j'avais confiance dans le fait que des gens aimant cette musique pouvaient aussi être sensibles à ce que propose La Féline, dans cette forme assez minimale du basse-batterie. À La Maroquinerie, c'était différent bien sûr, le groupe était au complet et l'album était sorti ! Ça change tout. Du coup, c'était un gros public de fidèles qui connaît les paroles. C'était trois fois plus long aussi. Mais en un sens, je l'ai vécu avec la même liberté. J'aime que le groupe ait son son très particulier. La batterie de François Virot, la guitare de Mocke Depret, les chœurs de Léa Moreau, c'est quelque chose tout ça, et on le vit et le joue vraiment sur scène, avec la part d'échardes propres à la musique vécue. Je préfère des pains gracieux qu'un show affreusement sécurisé, comme c'est devenu pratiquement la règle, en mode playback orchestré.

Ton nouveau disque, Tarbes, est sorti en octobre dernier. Comment est-il accueilli par le public et la presse ?
L'accueil de la presse a été assez dithyrambique en fait. Plus encore que pour Vie future, qui avait déjà été bien reçu. J'imagine que le côté narratif, le "pitch" a joué, et beaucoup ont écrit de belles choses sur le disque, de Pierre Lemarchand chez Magic à Christophe Conte dans Libé, ou la chronique hyper sincère d'Antoine Gailhanou dans Gonzaï, et bien sûr celle de W-Fenec que j'ai vraiment beaucoup aimé parce qu'elle interroge aussi le positionnement de ma musique par rapport aux musiques alternatives, ce qui est une vraie question pour moi. L'album sort en Angleterre en mars, il paraît qu'il y a déjà une chronique élogieuse en préparation chez MOJO. Pour moi, tout ça a du sens, parce que je respecte la critique, les audiophiles, les gens qui écoutent les albums en entier, c'est ma culture, c'est en partie pour eux que je fais des disques ! Après, on doit se battre avec les programmateurs parce que tous ces beaux éloges ne remplissent pas forcément les salles en province ... sauf à Tarbes, bien entendu, où j'ai rempli un théâtre de 500 places (rires). Mais même ça, au fond, ça n'a rien à voir avec le vrai public : lui, il écoute le disque, il m'écrit parfois, et j'ai eu des messages vraiment émouvants sur ce que les gens ressentaient à l'écoute de ces chansons, des gens inconnus qui me confiaient comme ça une part de leur intimité. Bref, c'est long de faire son sillon, j'en sais quelque chose après 4 albums et plusieurs EP, mais j'ai confiance, parce que les happy few, eux, ont compris, et j'ai quand même l'impression qu'ils sont de plus en plus nombreux.

Pourquoi revenir dans tes souvenirs de Tarbes à ce moment précis de ta discographie. Cela aurait-il pu être fait après Adieu l'enfance par exemple ?
Tu n'as pas tort. Et en même temps, j'ai toujours associé le blues et le folk à une forme de maturité, et ce disque pour moi est plus folk que les autres. Je fonctionne aussi beaucoup par contraste. Après Vie future, ça me faisait marrer de revenir à un bled bigourdan, après être partie dans les étoiles en mode post-apocalyptique et anthropocène, plein de synthés éthérés. Les sons de basse, d'orgue tout roots, les batteries hyper vivantes de François Virot, pour moi ils disent une sorte de retour à la terre ... et même "en terre" avec la supplique "La panthère des Pyrénées". Et ce retour, je n'avais pas envie de le faire juste après Adieu l'enfance qui est un disque d'émancipation, où on contraire, l'urgence, c'était plutôt de s'arracher. Donc, bien sûr, on peut rapprocher les thématiques, mais j'aurais pas pu composer et écrire Tarbes sans passer par Triomphe et Vie future bizarrement. Il me fallait comme une espèce de premier petit tour du monde avant de retourner à la maison.

Comment s'est passé l'écriture et la composition de Tarbes ? Le choix des musiciens, du producteur ?
J'ai beaucoup travaillé toute seule. J'ai commencé à le composer pendant le confinement, avec le morceau "Tarbes" justement, qui est basé sur un drone, et cette mélopée un peu blues, où je chante presque sur un mode de conversation, d'adresse très directe, intime. Du coup, la solitude, l'impossibilité de "retourner" à Tarbes ont contribué à sublimer cette psycho-géographie de ma ville natale. J'ai commencé à me mettre dans une approche narrative du disque, en m'imaginant comme une espèce de faux détective le long des quais de l'Adour, avec ce riff de guitare que j'ai composé en ayant en tête "Ode to Billy Joe" de Bobby Gentry et en même temps des bandes son seventies de François de Roubaix. Et puis, on a été déconfinés, j'avais rencontré François Virot quelque temps avant, et il s'est trouvé qu'on était voisins à Lyon, je lui ai fait écouter mes maquettes et il s'est fondu dans tout ça avec beaucoup de délicatesse. En parallèle, j'envoyais mes chansons à Xavier Thiry avec qui j'ai l'habitude de travailler comme réalisateur, il m'a aidée à peaufiner le disque avant le mix, mais là aussi avec un immense respect pour l'esprit de ce que j'avais fait. Mocke est venu apporter des interventions guitaristes fantomatiques que j'adore aussi. J'ai bien aimé ces moments d'ouverture. Enfin, le fait d'avoir fait chanter une chorale d'enfants du conservatoire de Tarbes sur trois morceaux, ça m'a apporté cette sensation vraiment forte que je n'avais pas fait juste une immersion nombriliste dans mon adolescence tarbaise, mais qu'il y avait aussi quelque chose de collectif qui se jouait là-dessous. Aussi, parallèlement, il n'y a pas eu que la musique, mais tout le travail photographique avec Alexandre Guirkinger, qui a commencé au moment des maquettes en fait, et qui m'a inspirée pour l'esthétique musicale du disque, cette teinte à la fois désuète et contemporaine, très province et cinématographique à la fois, tu la retrouves à la fois, visuellement, dans la pochette et dans le son général de l'album. Pour le mix, c'est Stéphane "Alf" Briat à qui je suis fidèle depuis Adieu l'enfance. Et c'était un vrai plaisir, parce que j'ai l'impression qu'à chaque disque, il aime de plus en plus La Féline, il m'a dit : "Je suis montée direct dans ta Simca 1000 pour ce voyage vers Tarbes". C'est un peu l'impression que j'ai eue avec toutes ces collaborations qui ont jalonné le disque, j'ai embarqué des copains sur la route, et tout le monde a kiffé au final, avec cette destination tarbaise au départ peu ragoûtante.

La Féline SNCF Est-ce que tes méthodes de travail en tant que musicienne sont différentes de celles d'auteure par exemple ?
Dans les deux cas, je crois que tu ne produis rien d'abouti sans des temps d'immersion. Faut être totalement dedans pendant plusieurs jours voire semaines, parce que c'est une concentration intellectuelle mais aussi affective, libidinale dans les deux cas. Là, je me suis beaucoup concentrée sur le plaisir de faire un album comme un petit monde, et en même temps, j'ai testé une forme que je n'avais pas essayée jusque-là, un texte en prolongement, que j'ai publié chez AOC media, ça s'appelle "La Ville où je suis née". C'est une sorte de non-fiction sur des scènes de ma vie de province et sur ce que ça implique d'avoir quitté sa ville moyenne, sans forcément qu'on catégorise ça direct comme une mélancolie de transfuge de classe. Mais voilà, pour écrire ça, c'était quinze jours uniquement là-dessus. Après, quand tu en parles, tu peux circuler de l'un à l'autre, comme je peux enchaîner une conférence maintenant sur "Dialectique de la pop" (NDLR : livre qu'Agnès a publié aux éditions La Découverte en 2018) et un concert. Mais produire ces expressions de pensée, et la musique aussi en est une, ça demande par contre des moments d'exclusivité. C'est comme ça que c'est possible chez moi en tous cas.

Est-ce que tu es le genre de personne à retravailler sans cesse tes textes jusqu'à ce qu'ils soient parfaits, ou le premier mot est le bon ? Es-tu spontanée dans ta manière de faire les choses ?
Plutôt spontanée, au sens où je pars en fait toujours de la musique, ce sont les ambiances musicales qui me mettent en tête les scènes que je raconte et décris dans les chansons, y aurait pas de montagne ni de panthère des Pyrénées sans ce long drone lancinant sur la même note et ces espèces d'ondulations de synthé orchestral qui font comme une silhouette vallonnée. Les mots viennent toujours chez moi à l'intérieur du groove des morceaux, ils s'inscrivent matériellement dans leur rythmique. Donc, une fois que j'ai un flow qui me satisfait, je vais compléter certains couplets en fonction, avec la mélodie que j'ai dans la tête ; mais l'amorce, l'image de départ, se forme toujours à même la musique. Je n'écris jamais un texte à l'avance en tous cas.

Tu rends hommage à l'Occitanie avec "Fum", tu parles la langue d'Oc ? En quoi c'était important justement de nous dévoiler un beau poème de Loïza Paulin en musique ?
Je ne parle pas la langue d'Oc, non malheureusement, mais je m'y suis intéressée. En fait, l'idée m'est venue quand l'album était assez avancé. D'abord bizarrement parce que la question que je me suis posée en premier lieu, c'était celle de l'accent : un accent tarbais que j'ai eu un peu, que j'ai quand j'y retourne, mais que je ne pouvais pas avoir dans les chansons à moins d'être totalement dans le fake voire le grotesque un peu condescendant. Mais du coup, j'ai pensé à une vraie langue locale, l'Occitan, et je suis tombée par hasard sur un site web 2.0 en comic sans ms, avec fond décoré de bouquets de lavandes, mais restituant ces textes merveilleux de "Sorgas". Donc merci au blogueur qui m'a donné accès à ça. "Fum" commence en disant : "Non, non, ce soir je veux fuir la maison". Je trouvais suggestif l'écho avec le désir adolescent de fuir de la "small town", même si finalement Loïza Paulin évoque en fait plutôt sa mort prochaine dans ce texte. J'ai composé la musique assez naturellement, en suivant les inflexions vocales que me semblaient induire la prononciation de l'occitan, j'ai appris après ça à mieux prononcer le tout, et j'ai pu le faire chanter par la chorale du conservatoire Henri Duparc à Tarbes. Quand je le chante avec eux sur scène, c'est très fort, j'ai l'impression d'être en contact avec une musicalité qui me dépasse, que cette mélodie ne m'appartient pas, qu'elle vient directement des vallées d'ici.

La Féline portrait Ta musique me fait penser par moments à plein d'artistes français comme Halo Maud, Maud Lubeck ou Julien Gasc. Qui, par sa musique, te donne de l'émoi parmi les artistes français actuellement ?
Oui, ce sont des gens dont j'aime le travail, et je suis contente que tu nous rapproches. J'adore aussi Ricky Hollywood, j'aime les facéties - et le sens hyper pop - de Marie Klock, le psychédélisme un peu désuet et même temps hyper contemporain de Carla Del Forno. Et dernièrement, j'ai vraiment bien aimé un artiste lyonnais vraiment mega confidentiel qui s'appelle Mac, qui parle des restes qu'il a dans son frigo et de comment il n'arrive pas à conclure avec une fille. Je suis pas mal à l'écoute de cette musique à l'adresse assez intime en ce moment. Les gros hymnes me parlent moins. Après, mes amours les plus fortes sont plus anciennes : Robert Wyatt, Alice Coltrane, Townes Van Zandt.

Tu as réalisé un EP avec Laetitia Sadier et Mondkopf il y a quelques années. Est-ce qu'on pourrait te retrouver à l'avenir dans d'autres projets collaboratifs autre que La Féline ?
Bien sûr. D'ailleurs, j'ai carrément créé un groupe avec Mondkopf, qui s'appelle GRIVE, et c'était GRIVE qui devait venir jouer initialement à La Ferme Electrique, avant que l'indispo de Paul fasse que je propose La Féline à Guillaume Gilles. GRIVE c'est un projet où j'écris les chansons en anglais, et où je libère mon goût pour les grosses guitares, les vibrations amples et grises, un peu stoner, sur des balades ou des blues assez lents, c'est une sorte de slowcore péri-urbain voire rural. On a commencé à créer les chansons en Picardie, dans ce genre de contexte, ça marque pour moi l'esthétique de GRIVE. On a pour le moment sorti une cassette, mais de nouveaux morceaux sont en cours.

Nous terminons cette interview avec une question qu'on a l'habitude de poser : De quoi est fait l'avenir de La Féline, à court, moyen et long terme ?
De gloire j'espère (rires). En fait, à court terme : on va tourner, autant que possible, en duo, en quatuor, comme on peut, parce que j'adore ça, les concerts, et puis, à moyen terme, quand j'aurais bien fait le tour de Tarbes, je ne doute pas trop que de nouvelles envies de compos vont me venir. Sur le long terme, c'est la vie qui le dira, parce que ma musique en fait, c'est ma vie, ça fait quelques années que j'ai compris maintenant que faire de la musique me procure une intensité vitale, nécessaire à ma survie mentale.