En ce magnifique automne lyonnais gris, froid et pluvieux de 1980, je me rends comme tous les mercredis et samedis depuis 2 ans dans ma chapelle ardente, "Bruit Bleu", un magasin de disque du centre-ville, à l'affut de nouveautés auditives à ajouter à ma bruyante discothèque.
Depuis 1978, passant tout mon temps libre de jeune punk solitaire à écouter tout ce qui ressemble de près ou de loin à du Punk, de la New-Wave, de la Cold Wave ou de l'expérimental, mon œil est attiré ce jour-là par un maxi 45 tours à l'énigmatique pochette noire et blanche où l'on voit un personnage accroupi juste à côté du mot "Requiem", au-dessus duquel on retrouve le nom du groupe : Killing Joke.
Casque posé sur les oreilles, une note de synthétiseur répétitive s'échappe des microsillons, bientôt suivi par un terrifiant riff de guitare sursaturée, puis par 4 coups de toms tout droit sortis d'un Pow-Wow navajo et enfin par une incantation vocale envoutante toute droit sortie d'une orgie païenne, avant que le morceau ne se mette définitivement en branle pour 3 minutes de pur cauchemar urbain. La face B, "Change", est du même calibre, même si le rythme disco-punk et l'ambiance sautillante sont complètement différents.
J'ai découvert les premiers albums de PIL, Siouxsie and the Banshees, Cure ou Joy Division à leurs sorties respectives, mais là, on monte clairement d'un ton du côté Post Punk avec ce froid mélange d'agressivité, de désespoir et de noirceur : j'ai trouvé mes nouveaux Dieux païens à vénérer !
La semaine suivante, je tombe sur le premier album éponyme, à peine sorti, qui devient aussitôt la bande-son pour la bande de jeunes dépravés avec laquelle je traine depuis quelques mois. Rien à foutre à Lyon ? On s'enferme dans un appart, on picole, on sniffe de l'eau écarlate (enfin, pas moi, hein !) et on se met "Wardance", "Complications" ou "The wait" à fond en cassant des trucs ou en shootant dans les peluches de la petite sœur !
Killing Joke passe définitivement pour nous du statut de groupe à celui de religion à l'été 81 lorsque sort What's this for ?, que j'achète dès sa sortie et que je vais écouter tout l'été, m'évertuant à travailler les plans de batterie tribale (ha, ces rythmiques de toms !) de l'extraordinaire Big Paul Ferguson, auquel j'aurais le plaisir de dire merci 30 ans plus tard pour avoir été le meilleur prof virtuel dont j'aurais pu rêver.
"The fall of because", "Unspeakable" ou "Follow the leader" : absolument rien à l'époque ne pouvait rivaliser avec la puissance et la grandeur de ces véritables hymnes à la fin du monde. Les riffs de guitare de Geordie Walker sont absolument incroyables et donnent l'impression d'être joués par une armée de guitaristes.
Cet été 81, je supplie le malin d'assister à un concert du Joke pour ce qui va être mon premier séjour solo à Londres : las, je dois me "contenter" d'un plateau Punk avec les créteux d'Exploited, mais je complète ma discographie de Killing Joke par le single de "Wardance" et le maxi "Turn to red", auquel va bientôt s'ajouter un excellent nouveau single, "Empire song", annonciateur d'un troisième album encore meilleur.
A cette époque, Lyon a l'énorme chance de bénéficier de l'existence de Radio Bellevue, une des premières radios libres, dont la programmation est assurée par des fondus de musique qui ont accès à une collection de près de 70 000 albums (dont très peu de chanson française !). Un des DJs a récupéré, on ne sait trop comment, une K7 promo du troisième album de Killing Joke dont il diffuse quelques titres, qui sont immédiatement enregistrés et partagés par les auditeurs : je me procure ce nouveau Graal de douzième génération K7 qui me prépare parfaitement au tremblement de terre qu'est Revelations, troisième album sorti à l'été 1982.
Dès l'introduction de guitare de "The hum", les poils se hérissent, la chair de poule apparaît par-dessous et les larmes coulent. "Slowly, slowly, all fall down..." : si la fin du monde est aussi belle, vivement qu'elle arrive ! Killing Joke, c'est bien plus que de la musique, c'est le son de la Terre qui vomit, comme le dira si bien Big Paul. Entre cauchemar et espoir, la voix calme et mélodieuse du gourou chantant Jaz Coleman prépare ses ouailles au pire tout en leur faisant accepter leur triste sort.
"Empire song", "We have joy", "Chop-chop", "The pandys are coming"....les morceaux de la première face du LP s'enchainent, tous plus phénoménaux les uns que les autres.... On se pose alors la question : comment font-ils pour arriver à pondre des titres toujours plus fantastiques, qui te vrillent le cerveau jusqu'à toucher le plus profond de ton âme ?!
Hélas, toujours pas de concert à se mettre dans les esgourdes... mais le Malin veille sur nous, pauvres français : 30 minutes d'un concert filmé à Londres par l'équipe de "Mégahertz", l'émission Rock de... TF1 (non, vous ne rêvez pas!) doivent être diffusées un samedi après-midi à 14h (non, vous ne rêvez toujours pas !) !
La pauvre télé noir et blanc de mes parents n'étant pas digne d'un tel événement, je me tape une heure de bus pour aller assister à cet événement en couleur chez une bande de potes, pour apprendre, à peine arrivé, qu'il y a une panne de courant dans tout le quartier. Mais donnez-moi une corde !
Heureusement, une copine a enregistré l'émission sur le Bétamax (regardez sur Wikipédia ce que c'est...), on pourra enfin se mater l'ouragan sonore et visuel avec quelques mois de retard.
Mais quelques semaines plus tard, une terrible nouvelle surgit des pages du New Musical Express, notre unique source d'information de l'époque : prophétisant une Troisième Guerre Mondiale, Jaz Coleman a quitté le groupe pour se réfugier... en Islande !! Il est bientôt suivi par Geordie, qui laisse Big Paul et le bassiste Youth fonder un nouveau groupe, Brilliant... avant que Big Paul ne rejoigne à son tour Jaz et Geordie en Islande ! On ne comprend rien à l'époque à tout ce salmigondis, si ce n'est que l'on n'aura jamais vu Killing Joke...
Sauf que....
Une annonce dans le NME nous fait frôler la crise cardiaque : une tournée anglaise de Killing Joke est annoncée pour octobre 1982, dont une date au Lyceum de Londres, là-même où j'avais vu Exploited l'année précédente ! Hors de question de rater ça pendant les vacances de la Toussaint : une dizaine d'entre nous faisons le voyage pour une semaine de débauche Punk. Le soir du concert venu, on retrouve 2 autres bandes de Lyonnais qui ont fait le voyage, on se cale au premier rang et la Messe ou plutôt la guerre peut commencer : après une étrange introduction Cornemuse/tambours tribaux, les accords de "The hum" résonnent, le son de guitare est surpuissant, le volume nous fracasse le crâne, on est complètement hypnotisés et pris dans un immense pogo avec les 3000 punks anglais, c'est juste monstrueux ! Raven, le nouveau bassiste, est déjà au niveau des trois ex-Islandais et le groupe enchaine les tubes des trois premiers albums, ainsi que les 2 titres du tout nouveau EP, "Sun goes down " et "Birds of a feather", qui sont largement au niveau du répertoire passé du groupe. "The gathering" et "Lust almighty" sont 2 nouveaux titres qui apparaitront sur le quatrième album Fire dances, sorti en 83.
Fire dances perpétue la tradition des grands albums de Killing Joke, toujours plus tribal et dansant. Précédé par le single "Let's all go", j'ai le plaisir de pouvoir me l'ingurgiter à haute dose juste avant la première date Lyonnaise de Killing Joke ! Je suis tellement excité par leur venue que je suis le premier à acheter mon ticket, numéroté 0001 ! Mais je ne vais pas avoir besoin de l'utiliser car le groupe de première partie, Le Pacte Noir, m'embauche comme roadie, ce qui me permet d'assister au soundcheck de Killing Joke, un rêve de fan ! Je me trouve devant la scène lorsque Geordie apparaît, branche le jack de sa guitare demi-caisse sur l'ampli, monte le volume et se met à caresser les cordes de son instrument avec son style nonchalant si caractéristique : une avalanche de notes dissonantes envahit mes chastes oreilles, un maelstrom d'harmonies aussi délicates qu'une charge de mammouths me frappe l'estomac, un dégueulis d'effets distortion/flanger me défonce le crâne....l'expérience ultime ! Je ne m'étendrais pas plus sur le concert du soir, fabuleux comme il se doit.
J'attendrai un an de plus pour assister à un concert du Joke, le 1er janvier 1984, tu parles d'une façon de commencer l'année, un pogo géant avec la gueule de bois du jour de l'An ! Quelques singles toujours aussi bons ("A new day", "Wilfull days", sans oublier le mythique "Eighties") font patienter les fans en attendant le nouvel album Nightime, dont un premier extrait sort en single : "A love like nlood" ! Aujourd'hui encore, je me demande comment ce titre a pu se retrouver tout en haut du Top 50 de notre beau pays : le Malin avait sans aucun doute réussi son plus bel exploit, enlever la merde des oreilles de nos compatriotes ! Enfin, on avait un morceau sur lequel on n'avait pas honte de danser au West Side Club ! Ce club rock Lyonnais jouxtait le Palais d'Hiver, salle de concert Lyonnaise mythique que Killing Joke revient visiter en 85 pour mon quatrième concert et mon premier déhanché dans le pit sur "Love like blood" au milieu des midinettes en folie.
L'année suivante, Killing Joke persévère dans un style moins sauvage, plus commercial mais toujours aussi foutrement bon, avec les 2 maxis "Sanity" et surtout "Adorations". "Adorations" sera la bande-son de mon premier voyage solo aux US à l'été 86, en particulier pendant les trajets en avion et à ce jour, j'ai toujours un pincement au cœur quand je l'écoute, en me remémorant mes premières aventures solitaires à New York, Washington, San Francisco et LA ...
A l'automne 86 sort Brighter than a thousand suns, sur lequel, outre les singles précités, on ne retrouve que 6 titres supplémentaires, dont l'excellent "Twilight of the mortals" et surtout le fabuleux "Chessboards". Mais on trouve aussi une paire de titres beaucoup plus commerciaux qui annoncent la catastrophe industrielle de l'album suivant, Outside the gate, sorti en 88. Prévu à l'origine comme un album solo de Jaz Coleman, la maison de disque insiste pour que le disque sorte sous le nom Killing Joke en pensant capitaliser sur l'effet "Love like blood". Hélas, cette ignoble daube ne conduit qu'à une chose : l'implosion du groupe. Big Paul, le batteur, se casse en plein enregistrement non sans avoir distribué quelques baffes au passage : il faudra attendre plus de 20 ans avant que son aventure avec le Joke reprenne. Jaz pète un plomb, se retrouve à l'asile, c'en est terminé de l'histoire d'un de mes groupes préférés...
Mais le Malin a plus d'un tour dans son sac ! En mai 89, j'hallucine en tombant sur un flyer annonçant un concert de Killing Joke au Truck, une nouvelle salle de la région Lyonnaise : je ne savais même pas que le groupe s'était reformé, ni avec qui. Un concert de Bérurier Noir sold out a lieu le même soir à Lyon, ce qui fait que le Truck sonne terriblement vide. Je me demande à quoi je vais bien avoir droit : l'immonde bouillabaisse d'Outside the gate et ses synthés insupportables ? Que Nenni : c'est le grand retour de la machine de guerre ! Le Joke n'est pas là pour plaisanter et alterne les classiques de son premier LP avec des nouveaux titres qui sont absolument terrifiants, énergiques et darks à souhait. Le nouveau batteur est phénoménal et apporte une nouvelle énergie au groupe : j'apprends quelques mois plus tard qu'il s'agit de Martin Atkins, ex-batteur de Public Image et futur Ministry et Pigface.
Ce concert signe pour moi la renaissance du groupe : on se déchaine et on hurle dans le pit ! J'achète un flexi-disc de The beautiful dead qui renvoie aux plus belles heures de Revelations et annonce la bombe nucléaire qu'est Extremities, dirt and various repressed émotions, sorti en 90 et que je considère encore aujourd'hui comme l'un des trois meilleurs des 15 albums studio de Killing Joke. Brutal ("Money is not our god"), noir ("Inside the termite mound"), incantatoire ("Intravenous"), majestueux ("Slipstream") et anti-commercial au possible, Extremities n'est même pas un retour aux sources, c'est une avancée sans retour vers les sommets de la musique extrême : terminé les tentatives de succès commercial... du moins le croyais-je !
Car après un silence de 4 ans et des retrouvailles avec Martin "Youth" Glover, bassiste originel du groupe (producteur de génie et co-réalisateur de 2 albums avec... Paul Mc Cartney!!!) Killing Joke sort un EP, "Exorcism", sur lequel on retrouve des remix technos complètement barrés qu'on écoute en boucle dans le camion pendant la tournée 94 de Garlic Frog Diet. Killing Joke a toujours réussi à s'inspirer des courants du moment, tout en restant lui-même. Dans la foulée sort Pandemonium, l'album le plus vendu du groupe, sur lequel on retrouve quelques-uns de leurs meilleurs titres, dont le fabuleux "Millenium", qui passe en boucle sur MTV ou M6 et sur lequel le Joke se permet de foutre la branlée à tous les groupes de métal de la Terre. Putains de riffs et de refrain !
Deux ans plus tard sort l'album le plus sous-estimé de Killing Joke : Democracy est un chef-d'oeuvre passé inaperçu, alors que contrairement à Pandemonium", absolument tous les titres sont excellents. Les riffs de "Savage freedom", "Another bloody election" et surtout "Absent friends" me foutent toujours autant la gigitte comme dirait l'autre, tandis que l'hypnotique "Aeon" et ses 8 minutes jouissives ou "Lanterns" et sa guitare acoustique emmènent l'auditeur sur des territoires jusqu'alors inexplorés par Killing Joke. J'assiste à un concert du Joke au Transbordeur de Lyon, mon dernier concert avant de devenir papa (encore un coup du Malin !), mais déception : Youth n'est pas là, Jaz est malade et le concert ne dure que 40 minutes... Heureusement, l'album tournant en boucle me fait oublier ce léger faux-pas. Si nouvel album il y a un jour, ce sera dur de faire mieux....
Les années passent, je lis dans la presse qu'un album de Killing Joke est en préparation avec le batteur de System of a Down et Dave Grohl derrière les fûts ! Lorsque paraît Killing Joke en 2003, 7 ans après Democracy, l'excitation est à son comble lorsque je vois que et Youth et Raven ont participé à l'album... et que Dave Grohl est l'unique batteur. Ma main tremble en insérant le CD dans le lecteur... un riff Geordien ouvre le bal, suivi de la voix incantatoire de Jaz, puis d'une titanesque patate de batterie avant que le "Death & resurrection show" ne se mette en branle sur un étrange rythme dansant proche de la musique latino (?!) et qui groove à mort, avant qu'un terrifiant refrain hurlé à la mort par Jaz finisse de me mettre à genoux !! La suite de l'album me met au supplice et Grohl est juste inhumain ! Si Extremities était une bombe nucléaire, Killing Joke condense la puissance de toutes les centrales nucléaires de la Terre en même temps ! Putain de branlée que cet album ! Le groupe n'a jamais été aussi puissant, inventif et déchainé que sur des titres comme "Total invasion", "Asteroid", "Blood on your hands" ou "Seeeing red"...et si "You'll never get to me" te fais pas chialer, tu as un cœur de pierre ! Tous ces brave gens ont réussi l'impensable : produire à la fois le meilleur album de Killing Joke et le meilleur album du XXIème siècle ; et pour Dave Grohl, surpasser son jeu de meilleur batteur de la planète, sachant qu'il a enregistré ses parties en dernier et en les doublant : un extra-terrestre !
Pas de Dave Grohl, hélas, sur le fabuleux DVD/double LP du 25ème anniversaire du groupe XXV Gathering : let us prey, mais un jeune prodige de 25 ans, Benny Calvert, qui torche sans aucun problème toutes les parties de Grohl ou Big Paul. C'est lui qui enregistre l'album suivant, Hosannas from the basements of hell, enregistré à Prague, et qui sort en 2006. Hélas, après la bombe de 2003 produite par Andy Gill de Gang of Four, la production ne rend pas justice aux excellents morceaux que sont "Hosannas", "Implosion" ou "Gratitude". "Invocation" fait appel pour la première fois à un orchestre symphonique, ce taré de Jaz étant chef-d'orchestre à ses heures perdues !
Un triste événement se produit en 2007 : Raven décède d'une crise cardiaque alors qu'il enregistrait un album pour Treponem Pal. Mais au lieu de signifier la fin du groupe, cela a pour effet de ressouder les 4 membres d'origine. C'est donc le grand retour de Big Paul Ferguson derrière les fûts et de Youth à la basse ! Si les changements de personnel ont été durs à suivre en 43 ans de carrière de Killing Joke, ces 14 dernières années, le groupe a retrouvé sa stabilité, ainsi que l'inspiration pour trois albums magistraux : Absolute dissent (2010), MMXII (2012) et Pylon (2015), tous les trois truffés de morceaux incroyables, beaux à pleurer comme "Euphoria", "Big buzz", "In cythera" et "The Raven king" ou annonciateurs du bordel à venir comme "I am the virus", "Corporate elect", "Colony collapse", "New cold war" ou "Endgame"... qu'attendre d'autre des messagers du Malin, hein ?!
J'ai le plaisir d'assister de nouveau, enfin, à un concert de Killing Joke à Lyon en 2012 et de papoter avec Big Paul, un des maîtres Jedi virtuels de batterie de mes jeunes années, grand moment pour moi. Je retrouve aussi tous les vieux guerriers de mes années punks Lyonnaises des 80s, c 'est cool de les retrouver eux et leurs grands enfants (!) dans le pogo ! Enfin, fin 2019, je fais le voyage de Montpellier à Paris pour aller assister à la grand-messe au Cabaret Sauvage. Je me pose près de la console pour être tranquille, mais dès la première nappe de synthés et l'intro de toms d' "Unspeakable", le tube de mes 16 ans, la folie me frappe au cervelet, mes vieux jambonneaux font la Danse de St-Guy, je démolis la foule comme des quilles sous la boule du Dude Lebowski pour rejoindre le pit et là je saute et je hurle à la lune sur tous ces hymnes de fin du monde de la Plaisanterie qui Tue... C'est gigantesque, je suis de nouveau à Londres, c'est le 24 octobre 1982, je peux mourir heureux, j'ai vu Killing Joke !
Publié dans le Mag #50