Les Belges de dEUS sont de retour 11 ans après Following sea avec un nouvel album, How to replace it. Un mois avant que le groupe n'entame une tournée dont la moitié des shows sont complets, nous avons pris la température auprès de leur batteur, Stefan Misseghers, via un visio en début de journée. Une interview complète dans laquelle il revient sur la genèse de cet album et nous parle même de son amour pour Jacques Brel.
Votre nouveau disque How to replace it paraît 11 ans après Following sea, que s'est-il passé pendant ce grand laps de temps ? Avez-vous pris des pauses pour vous recentrer sur vos vies personnelles ? D'ailleurs, j'ai appris que tu étais devenu producteur et membre d'un groupe nommé Rheinzand...
Ouais, c'est exactement ça. Après Following sea, on a dû prendre une pause car c'était une période très mouvementée. Cela nous a évidemment laissé à tous du temps libre, mais ce n'était vraiment pas prévu que ça dure onze ans. Tu sais, c'est la vie, il y a des moments comme ça où nous avons, chacun de nous tous dans dEUS, traversé des moments personnels difficiles, mais aussi avec le groupe et notamment cette crainte de se répéter. Artistiquement, nous avions besoin de retrouver des ressources, l'inspiration, afin de savoir dans quelle direction nous voulions mener ce nouvel album. On a réalisé sept albums et si tu les écoutes tous séparément, tu constateras qu'on ne s'est pas répété tant que ça. Nous voulions faire les choses différemment concernant tout ce qui est arrangements, par exemple, avoir moins recours à des éléments symphoniques comme nous avons pu le faire pour Keep you close. Pour le coup, cet album-là était vraiment un disque très personnel en termes de textes, je me souviens que Tom y avait laissé beaucoup d'énergie. Voilà, pour résumer, nous avions tous besoin de temps pour repenser les choses.
Une sorte de redémarrage, non ?
Non, pas un redémarrage, on n'a jamais arrêté dEUS. On a plutôt essayé de mettre le doigt sur certains aspects et de les repenser. Écoute, Klass a divorcé, moi aussi, j'ai construit une maison, je l'ai revendue, c'est la vie, ce sont des circonstances imprévues... Comme on dit en français : "Ce qui est rare est cher". J'ai commencé à produire des disques, j'en ai fait 8 en 10 ans, parce que je me suis découvert cette passion, et je ne suis pas mauvais là dedans, paraît-il. Ça m'a donc permis de m'imprégner de nouvelles influences et de réfléchir aux périodes passées sur le plan artistique, et sur un plan plus personnel, j'ai dû travailler sur moi-même sur le plan psychologique. Tom a commencé à photographier, ce qu'il faisait déjà depuis un certain temps, mais il a commencé à le faire plus intensément. Klaas a connu une période un peu difficile après son divorce, mais il a ensuite construit un bar...
Sous la mer ? (NDLR : blague en référence à leur album In a bar under the sea sorti en 1996)
Non, pas sous la mer... (rires) Heureusement pour lui, c'est au-dessus de la mer, sinon ça craindrait avec les assurances. Bref, il a fait un vrai bar ou plutôt un club, un véritable nightclub à Anvers qui lui a pris un temps fou. Quant à Tom, il s'est remis à l'écriture d'un nouveau film. Je crois pouvoir affirmer que pour la première fois en 15 ans, nous avons tous été très occupés. Nous avons aussi ce sentiment que nous devions écrire à partir de notre expérience et non plus simplement écrire sur des choses quotidiennes. Il nous fallait avoir vécu certaines choses pour pouvoir écrire ce nouvel album. D'ailleurs, nous n'écrivons pas cette expérience de manière explicite, nous préférons embellir les textes sous une forme ou une autre.
Pour que tout le monde puisse quand même s'y référer et interpréter les textes ?
Oui, même si les paroles sont quand même un tout petit peu interprétables. Mais quoi qu'il en soit, ça reste toujours une forme d'art. Tu peux très bien écrire une histoire dans laquelle tu renverses ton café le matin et expliquer comment cela gâche ta journée, mais après sept albums, cela ne suffit plus. Donc, pour être capable d'être pertinent et de continuer de l'être sur la longueur, tu te dois d'écrire sur des choses réelles qui te sont arrivées tout en s'assurant de bien les "traiter" avant de pouvoir les partager avec le reste du monde. Ça c'est une chose. Et puis il y a eu le départ de Mauro en 2017 qui a laissé un grand vide dans le groupe, parce que ce type est unique en son genre. Nous devions donc trouver un remplaçant qui soit aussi unique que lui, mais à sa manière, capable d'englober tout le catalogue et de l'interpréter à sa façon. Nous avons auditionné 17 ou 18 guitaristes et avons choisi finalement de travailler avec Bruno. À l'époque, nous avions déjà commencé à écrire quelques morceaux mais ils n'étaient pas du tout terminés. C'était comme un premier jet de ce qui deviendrait plus tard les pistes de l'album. Et puis quand Bruno nous a rejoints, c'était vraiment un vent nouveau pour dEUS, ce n'était pas facile pour lui de rejoindre un groupe qui est ensemble depuis 18 ou 19 ans, avec ses habitudes et sa manière de communiquer et travailler.
Comme dans un vieux couple...
C'est ça, dEUS est comme une relation amoureuse, mais là c'est de la polygamie. Il a fallu un certain temps d'adaptation pour Bruno, mais également pour nous, parce qu'à cette époque-là, nous devions savoir où étaient nos forces et nos faiblesses. Quand il est arrivé, nous étions en train de préparer la tournée anniversaire d'Ideal crash, ce projet nous a donné la force, l'endurance et l'envie de continuer à écrire mais également de nous montrer un peu plus à l'extérieur. Et puis Bruno a fait une hémorragie cérébrale, il a dû par conséquent nous quitter et le COVID est apparu juste à ce moment-là, c'est-à-dire vers septembre 2020. Nous avons donc fait une grande partie des enregistrements avec Bruno avant qu'il ne parte. Et aussi, après son départ, il a accepté de finir les chansons sur lesquelles il jouait. Et il a aussi coécrit sur l'album, donc c'était tout à fait logique qu'il finisse le travail. Le COVID a été très dur pour nous parce que nous avons tous des activités et des entreprises en dehors de dEUS. Heureusement pour les indépendants et les entreprises, la Belgique s'en est finalement plutôt bien sortie.
Stéphane de dEUS à l'Elysée Montmartre, mars 2023
En France, pareil, l'État a grandement aidé financièrement.
C'est super parce qu'à titre personnel, j'ai été au bord de la faillite à deux reprises, et ce en l'espace de trois ans. C'est un euphémisme de dire que cela m'a affecté. 11 ans, franchement c'est beaucoup de temps, mais je n'ai jamais eu l'intention d'arrêter dEUS. Il n'y a jamais eu de moment où nous nous sommes demandé : "Qu'allons-nous faire ? Est-ce que c'est la fin ?". Nous voulions vraiment faire un autre album, mais nous avions besoin de trouver une direction pour, d'une part, pouvoir écrire à partir de notre expérience et, d'autre part, déterminer la direction et l'ambiance de l'album. Nous souhaitions donc qu'il sonne plus léger que les trois derniers albums. Vantage point, Keep you close et Following sea sonnaient tous très différemment et peut-être que celui-ci est la combinaison de beaucoup d'éléments de ces trois-là avec un nouveau son, un nouveau cadre.
C'était une belle introduction à notre interview, passons maintenant à ce nouvel album, How to replace it. Est-ce que tu sais à quoi se réfère le "it" du titre ? C'est pas Mauro, en tout cas...
Non, ce "it", ça pourrait être n'importe qui ou n'importe quoi : une situation, une personne, un sentiment... Mais tu pourrais aussi bien te poser la question de savoir si tu as besoin de le remplacer. Je pense que c'est une question liée à celle de la transformation. Est-ce que vous transcendez certaines blessures ? Ou est-ce que vous vous en tenez à l'idiome et à l'idée d'une personne ou de ce "ça", et vous vous en tenez à "ça" ? C'est ainsi. Si vous vous en tenez à "ça", alors vous ne lâchez pas prise. Si vous remplacez quelque chose qui était là, vous n'allez pas de l'avant. Si tu transcendes plutôt en quelque chose de nouveau, il n'est pas nécessaire de le remplacer. Vous faites alors quelque chose d'autre qui répond à vos besoins d'une manière différente. Et pour moi, c'est essentiellement ce que le titre signifie. Nous n'en avons pas parlé avec Tom, bien que ses paroles soient toujours très justes et bonnes à mon avis. Il y a aussi une part de mystère que je préfère parfois ne pas expliquer.
La référence au "it" est elle un mystère que vous partagez avec le groupe ou au contraire, chaque membre a son interprétation ?
Non, il a une signification différente pour chacun d'entre nous. Pour toi aussi, pour moi, pour Klaas, pour Alan, il s'agit de savoir comment remplacer quelque chose qui existait déjà. Mais la vraie question, à mon avis, c'est "Faut-il vraiment le remplacer ?" Peut-être qu'au lieu de le remplacer, il faut le transformer en quelque chose d'autre, regarder autour de soi et se tourner vers quelque chose d'autre. Et peut-être qu'on trouvera le même épanouissement.
Cette introduction crescendo avec un côté épique/peplum a t-elle été composée spécialement pour ouvrir le disque ?
Pas du tout. Cette chanson a été composée à 100% par Tom et c'est la première chanson complètement terminée qu'il nous a proposée. Nous l'avons laissée de côté un long moment pendant le processus de création car nous savions qu'il fallait réenregistrer certaines choses dessus, bien que la démo était déjà bien foutue. Juste pour préciser, sur cette chanson, il s'agit d'échantillons, comme les timbales que tu peux entendre. Au départ, je pensais que ça provenait de Vladimir Cosma, mais ce n'est pas le cas. dEUS a déjà fait des morceaux à base de samples, comme "Theme from turnpike". "How to replace it" me rappelle d'ailleurs ce titre, avec cette ambiance menaçante que j'aime beaucoup. Nous appelons ce type de titres des "chansons en forme de tarte" : ça commence très petit et ça termine grand. "Bad timing" sur Pocket revolution est un bel exemple de chanson en forme de tarte.
Tu dis qu'elle est faite de samples, mais la trompette est réelle, non ?
Oui, là c'est réel.
How to replace it a une belle richesse instrumentale. Est-ce qu'on y trouve d'autres instruments peu commun au rock ?
Klaas est un grand fan de musique folklorique. Il y a peut-être un côté hippie. Nous avons toujours essayé de donner un peu plus de couleur aux chansons en utilisant différents instruments. Pour celui-ci, nous avons fait sonner le bandonéon, un instrument portugais. Bien évidemment, le violon est présent, mais contrairement à nos précédents albums, il a été très peu utilisé, sur trois chansons seulement. Klass l'utilise peut-être plus qu'avant pour les effets, mais il joue beaucoup, beaucoup de claviers et de choses comme ça. On a fait appel à des musiciens spécialisés et ultra compétents comme John Birdsong, avec qui nous avons travaillé par le passé, qui est maître de la flûte et de la trompette. Mais également à Steven de Bruyn, un harmoniciste de blues belge mondialement connu, qui joue sur "Man of the house". Vous ne l'entendez peut-être pas, mais si vous écoutez attentivement, à la fin de ce morceau, il y a une partie d'harmonica Blues Harp, ça sonne comme un cor en cuivre. Certains instruments étaient tellement bons de par leurs sonorités et leurs richesses que nous leur avons donné un rôle prépondérant dans certaines chansons.
Les chants prennent de plus en plus d'importance avec cet album...
Cela ne date pas seulement de cet album, les voix et chœurs sont des éléments que nous avons commencé à utiliser pendant la période Vantage point. Le groupe chante les chœurs et parfois nous utilisons des chœurs de gospel féminins. Nous avons un groupe de personnes avec lesquelles nous travaillons régulièrement. Lies Lorquet qui chante sur "1989" en fait partie, elle apparaissait également dans "7 days, 7 weeks" sur Pocket revolution ou "The soft fall" sur Following sea. Et elle fait les chœurs également, nous l'appelons chaque fois que nous avons besoin d'une voix féminine. J'ai fait la voix principale pour la première fois sur "Faux bamboo", c'était super excitant à faire.
Parlons de la future tournée, des festivals sont prévus j'imagine...
Nous attendons avec impatience la tournée et nous répétons comme des fous parce que cela fait longtemps que nous n'avons pas répété un nouvel album. Nous devons donc mettre à jour certaines choses, à commencer par la setlist. Déjà, nous prévoyons de ne plus jouer certaines chansons que nous avons jouées ces dix dernières années parce que nous n'avons pas arrêté de les jouer. Il est temps de donner la chance à d'autres morceaux, comme ceux que nous avons joués plus récemment. Nous avons prévu une trentaine de titres que nous voulons emmener en tournée, donc d'autres vont tomber et de nouvelles seront ajoutées. J'espère que vous serez agréablement surpris.
Tom Barman (dEUS) à l'Elysée Montmartre, mars 2023
L'année prochaine, dEUS fêtera les 30 ans de Worst case scenario. Est-ce qu'une tournée spéciale est prévue sur cet album ou alors on sera toujours sur la tournée How to replace it ?
À mon avis, l'année prochaine, on sera toujours en train de défendre notre nouvel album. Peut-être qu'on fera un truc après, je ne suis au courant de rien. En tout cas, s'ils ont décidé de fêter les 30 ans de Worst case scenario, ce serait cool qu'ils ne me préviennent pas trop tardivement, genre maintenant.
Tu parlais récemment de ton amour pour Jacques Brel, un chanteur qui utilise la langue française. Je ne savais pas que tu parlais français...
Si, un peu, mais je prends beaucoup de temps à trouver mes mots. Si on n'a pas beaucoup de temps pour échanger, ce n'est pas l'idéal.
Tiens à ce sujet, vous avez un titre en français si je dis pas de bêtises ?
Oui, c'est la deuxième fois qu'on fait un titre en français avec dEUS, le premier c'était "Quatre mains" sur Following sea. Donc, tout ce que je t'ai dit sur le fait qu'on ne se répétait pas était un pur mensonge (rires).
Ouais, mais "Le blue polaire" est différent.
Oui, elle est différente, la vibration n'est pas la même que "Quatre mains". Concernant Jacques Brel, je ne peux pas dire qu'il s'agit d'une influence, mais je pense qu'il fait partie de nos esprits, de nos oreilles et de nos cœurs en tant que Belges. C'est un musicien et un interprète extraordinaire. On m'a demandé de choisir mon top 3 chansons, et j'ai mis "La chanson des vieux amants" en numéro 1 parce qu'elle est tout simplement fantastique. Il a un talent d'écriture incroyable. Si j'avais pu prendre quelque chose de contemporain, je l'aurais fait, mais personnellement, j'aime les classiques. Oui, tu peux dire que je suis un vieux.
Brel, c'est la base !
Ouais, si tu écoutes Stromae, tu vois que c'est un artiste fantastique. Ses paroles ont été comparées un nombre de fois à celles de Brel. Mais entre les deux, y'a pas photo.
Stefan, on te laisse le mot de la fin...
Nous sommes très heureux d'être de retour. Et j'espère te voir ainsi que les lecteurs de W-Fenec lors de nos concerts. Mais également que vous aimerez l'album. Nous attendons avec impatience la prochaine tournée.
Merci à Christopher Magis et PIAS, Merci à Stefan et dEUS.
Questions et retranscriptions/rédaction : Ted.
Interview menée par JC Forestier.
Photo promo : © Joris Casaer
Photos live : © JC Forestier
Publié dans le Mag #55