Ce disque oublié nous ramène au printemps 2003. Je débarque au Québec à cette période-là pour un stage d'étude, et comme je décide souvent de vivre un peu aux couleurs des coutumes locales quand je vis dans un pays étranger, je commence par le moins évident : la musique. Je passe par tout un pan de la culture québécoise francophone d'abord, bien aidé par mes géniaux colocs pas peu fiers de me faire découvrir, parmi tant d'autres, Les Cowboys Fringants (RIP Karl), Les Colocs (RIP Dédé), Richard Desjardins ou encore Plume Latraverse. Mais la belle province a vu naître de supers artistes anglophones comme The Dears. Le nom se répand partout sur Montréal, quoi de plus naturel puisque la bande menée par Murray Lightburn sort à ce moment-là son deuxième album, No cities left. Murray, qui d'ailleurs a été pendant longtemps surnommé "le Morrissey noir", on ne sait pas vraiment si cela vient du fait qu'ils assureront sa première partie à la demande du chanteur des Smiths, qui lui a totalement craqué sur ce disque fabuleux.
Je découvre donc l'œuvre fraîchement sortie (ça se faisait en magasin de musique dans le temps, ça devait être chez Archambault si ma mémoire ne me fait pas défaut) et j'en reste bouche bée par tant de classe. En une seule écoute rapide, j'ai compris que je tenais là quelque chose de rare. Chaque titre composant cette œuvre est un bijou de mélodie pop d'un romantisme et d'une noirceur insondable. Ce n'était pas le seul disque dans ce cas, donc il a fallu faire des choix en ce qui concerne les achats "souvenirs". Je le regretterai un peu car cette sortie confidentielle en Europe n'arrive que l'année suivante dans les bacs via Bella Union pour le Royaume-Uni et V2 pour la France. C'est à ce moment-là que je me le procure et que je me plonge sérieusement dedans. No cities left est devenu à ce jour l'un des disques les plus précieux de ma collection et celui qui m'accompagne encore maintenant et me procure toujours les mêmes émotions fortes.
The Dears ne se permet pas uniquement de délivrer une pop facilement digérable, elle est écrite à la manière d'un film et de manière aventureuse parfois. Chaque séquence est pensée, que ce soit au sein même d'une chanson ou dans leur continuité, elles participent à vivre une expérience unique. Les ambiances évoluent constamment, on passe très fréquemment de la tristesse à l'espoir (ou le contraire) ("We can have it", "The second part", "22: The death of all the romance"...) avec une émotivité poussée à son paroxysme grâce à des arrangements géniaux, tandis que certains morceaux rayonnent naturellement ("Don't lose the faith", "No city left"). Le groupe surprend également avec des titres plus étendus (comme la planante et progressive "Expect the worst/'cos she's a tourist" ou bien l'insoupçonnable et intrépide "Postcard from purgatory"). Enfin, notons le travail vocal frissonnant et puissant de Murray et les chœurs qui l'accompagnent qui rendent cet album unique (écoutez donc ce ping-pong vocal magnifique entre Murray et Natalia, sa compagne claviériste, sur "22: The death of all the romance" pour vous en convaincre).
The Dears n'a jamais vraiment réalisé d'œuvres aussi abouties et extraordinaires que No cities left, l'album suivant Gang of losers a tenté partiellement de l'atteindre, c'est le lot de pléthore de formations, les planètes étaient juste alignées à cette époque. C'est avec un line-up différent que le groupe est encore en activité depuis 1995 (son dernier album, Lovers rock est sorti en 2020), il est toujours aussi confidentiel, preuve en avec son dernier concert parisien en septembre 2022 à La Boule Noire devant une centaine de personnes. Quelque part, je me dis que ce n'est pas plus mal (et irréel en même temps) d'avoir pu profiter quasi 20 ans plus tard des plus beaux morceaux de No cities left lors d'un concert quasi intimiste, tant cette formation aurait dû naturellement décoller (en tout cas en Europe) à la vue de son talent et de la période durant laquelle la vague indie-rock pop connaissait un énorme regain d'intérêt, à commencer par Arcade Fire, autre groupe québécois majoritairement anglophone qui eux ont connu un succès tout à fait différent.
Publié dans le Mag #58