Pour ce numéro "confinement", on a voulu faire un peu autre chose et mettre en lumière quelqu'un qui travaille "dans l'ombre" et dont on apprécie le travail depuis toujours, qu'il soit musical ou graphique, après un brainstorming, on en a trouvé un qui cochait toutes les cases de la liste de nos envies : Jouch !
Jouch
Quelle est ta formation ?
Après un an de fac de bio où j'ai poncé quelques bancs mais où je suis finalement beaucoup resté chez moi - c'était un choix par défaut, ayant lamentablement foiré mon entrée en école d'ingénieur du son et n'ayant que peu de choix à l'époque pour des études graphiques, en comparaison avec ce qu'on peut trouver aujourd'hui - j'ai fait une prépa design / architecture puis 3 ans aux Beaux-Arts. Après mon diplôme, j'ai eu envie de me lancer tout de suite à mon compte, et je croyais fort en l'avenir du travail numérique, alors que tous mes profs de l'époque essayaient de m'en dissuader. C'était en 2003, j'ai lancé mon activité, à mon compte, et je suis toujours là 17 ans plus tard. Je retire beaucoup plus de rencontres et d'humain qu'un réel apprentissage de ces années d'études. Donc au final, je pense que je suis plus autodidacte qu'autre chose.
Comment définis-tu ton métier ?
Je suis émotif. Dans tous les sens du termes. Sensible, mais surtout je fonctionne à l'émotion comme carburant. Toutes sortes d'émotions. Mon boulot je pense consiste à rendre quelque chose beau, ou quoi que ce soit d'autre, pour tenter de provoquer des émotions chez l'observateur. Même négatives. Et chez moi aussi d'ailleurs. J'aime arriver à un rendu qui me remue quand je travaille pour les autres.
Ça rapporte ?
Non ! (rires) Enfin tout dépend de ce qu'on entend par là. J'en vis depuis 17 ans, je mange à ma faim et je n'ai pas à me plaindre. D'autant plus que j'ai la chance, provoquée certes mais chance quand même, de faire un métier que j'aime, et que j'ai choisi. J'ai travaillé à mon compte et pour des agences. Clairement certaines phases ont rapporté beaucoup plus que d'autres. Je suis arrivé aujourd'hui à ce que je qualifierais de "bon" salaire, tout en étant complètement dans la norme et dans la moyenne, rien de mirobolant. Mais je ne galère plus comme il y a quelques années. Ceci dit, plus je gagne plus je paie de charges, comme beaucoup, donc au final tout ça reste très "average". Je pourrais gagner énormément plus en montant ma boite de com, ou en bossant en salariat à Paris par exemple. Mais ce n'est pas mon but. Je suis bien dans ma situation, je ne manque de rien, et j'ai la liberté de choisir avec qui je travaille. What else ?
Peux-tu lister tes activités dans le monde de la musique ?
Hormis le graphisme évidemment, que je prends plaisir à pratiquer pour les groupes, les assos, les orgas de concerts et autres, j'ai été à la guitare dans Agora Fidelio, à la guitare au chant et aux machines dans Naïve, et j'ai un projet solo électro avec lequel je m'apprête à démarrer un nouvel album, qui s'appelle Phantom Status. Voilà !
Tu t'es lancé dans le tatouage ?
Malheureusement, pas encore. Mais c'est mon projet. C'est probablement, avec la musique, le seul domaine pour lequel je serais prêt à arrêter mon boulot actuel pour totalement changer de vie. Ou de voie. C'est selon. Ça fait bien longtemps que je rêve de ne faire que ça. Mais pour le coup, je ne peux pas me permettre de ne plus gagner ma vie pendant la durée d'un vrai apprentissage dans un shop ou auprès d'un tatoueur. Beaucoup m'ont fait de très bons retours sur mes dessins et me disent que je devrais clairement me lancer. Mais encore une fois, ça demande plus qu'une simple envie. Il faut du temps, beaucoup d'abnégation, de bonnes rencontres, de la formation hygiène. Sachant que j'ai une petite fille de presque trois ans, je n'ai pour l'instant pas réussi à organiser ma vie pour permettre ce changement. Mais je garde ça en point de mire, et j'en meurs d'envie. Pour que le rêve soit complet, je voudrais me lancer là dedans, continuer à faire du son, et le tout à Montréal, une de mes villes préférées au monde.
Comment es-tu entré dans le monde du rock ?
Je ne sais pas trop. Mes premiers souvenirs datent de quand j'avais 11 ou 12 ans. mon père jouait de la guitare classique, en autodidacte, et laissait traîner sa guitare dans la maison. Il l'avait achetée dans les années 50. Je l'ai d'ailleurs toujours et elle est en parfait état. Un jour, j'ai passé un moment à gratter une corde, puis une autre. En boucle, sans rien faire de spécial. Puis un jour, j'ai pris conscience que gratter plusieurs cordes à plusieurs endroits en même temps créait un truc fou, des harmonies. Ce jour là, j'ai vraiment compris que la musique avait un pouvoir incroyable, et j'ai réellement commencé à approfondir ma découverte de l'instrument. Le tout toujours en autodidacte. Je dois aimer les trucs un peu à l'arrache. Je n'ai certes pas l'oreille absolue mais j'ai très vite réussi à rejouer un peu tout ce que j'entendais uniquement à l'oreille. Et j'ai construit mon style grâce à ça. Je ne lis pas le solfège et ne connais pas grand chose à la théorie musicale. Je suis juste très à l'aise avec les harmonies, les dissonances ou la rythmique. Je fonctionne à l'instinct plus qu'autre chose. Je respecte au plus haut point les "techniciens" de la guitare, qui bossent dur et jouent très très bien. Ce n'est juste pas mon truc, ça ne me procure justement aucune émotion. Alors qu'une note de merde bien placée et bien jouée peut me tirer des larmes.
Quelle est ta propre définition du "concept graphique" ?
Si on sort de tout ce qui est très charté ou basé sur le marketing, comme les boulots pour les agences, alors concernant les boulots plus artistiques pour des groupes par exemple, c'est simplement mettre en oeuvre encore une fois un mélange d'émotions et d'un peu de réflexion pour représenter au mieux, faire passer au mieux ce que le client souhaite. Parfois, en revanche, le concept graphique pour moi peut justement être hors de toute règle ou directive. Il m'est arrivé de partir sur une photo qui me remuait, ou me parlait en écoutant le disque pour lequel je travaillais, et choisir d'y développer quelque chose, trouver une interprétation qui collait à la musique. Un peu comme quand on écrit un texte de chanson et que tout le monde pourra s'y reconnaître en faisant sa propre interprétation. Je me rends compte que, quelle que soit la question, je finis par dire qu'il n'y a pas de règle (rires).
La création artistique musicale et graphique sont-elles semblables ? Selon toi, quel lien principal y a t-il entre les deux ?
Pour moi, c'est vraiment similaire. Ça part souvent de rien, une idée qui passe par la tête, et on a soit envie de rentrer vite tester des trucs sur son ordinateur, soit enregistrer un riff ou deux, ou tester des idées de sons. Puis par la suite, encore une fois, dans les deux cas, on est forcément aussi dépendant de l'inspiration. Donc il peut m'arriver de bosser à fond sur le même visuel ou le même morceau des jours entiers à la suite, comme par bribes. Dans les deux cas, j'aime attendre un peu puis revenir plus tard observer l'image ou écouter la composition pour voir si les sentiments ont changé, ou si dès le départ ça refonctionne sur moi.
As-tu une manière de procéder différente avec un crayon qu'avec une guitare ?
Totalement. Avec une guitare je vais passer des heures entières à jouer des trucs en boucle pour les forcer à évoluer et à muter. Je vais trouver un son qui me plait et jouer avec indéfiniment, là où dans le graphisme je n'ai pas l'habitude de faire des crobards par millions en attendant que ça vienne. Je sais que certains sont adeptes d'un genre d'équivalent d'écriture automatique en dessinant, mais ce n'est pas mon cas. Je démarre toujours sur papier quand j'ai une idée déjà relativement précise.
Jouch portfolio
Tu écoutes forcément de la musique en travaillant ? Tu la choisis spécifiquement en fonction des travaux ou c'est le hasard du moment ?
Absolument nécessaire. Vital même. Fort. (rires) Et s'il y a du monde autour que ça emmerde, je mets un casque. Mais, clairement, j'ai du mal à travailler dans le silence. La musique inspire je pense mais elle maintient aussi dans une sorte d'urgence, elle empêche l'ECG plat. Certains jours, je me fais des albums entier, à l'ancienne, mais la plupart du temps c'est plus de la playlist ou du gros shuffle bien sale qui saute d'un style à l'autre.
Est-ce que t'imposes des horaires et une "journée type" ? Si oui, comment s'organise-t-elle ?
Oui, j'ai besoin de ça. Après, ça reste du classique absolu comme la plupart des gens je pense. Je démarre le matin à 9 h et je finis vers 18 h en bouffant un peu au milieu de la journée. Quand je n'avais pas d'enfant je pouvais terminer à 3h du mat' ou ne pas terminer, ça m'est arrivé de tourner en boucle jusqu'au lendemain. Quand j'aime un boulot, je ne compte pas. Et j'aime souvent ce que j'ai à faire comme boulot !
Tu as déjà été confronté à la leucosélophobie ?
Plus ou moins. Musicalement, oui complètement. Dans la mesure ou la création musicale part de rien, je n'ai jamais à faire de "commande" définie au départ, il m'arrive bien souvent de mourir d'envie de composer tout en sentant que rien de potable ne sortira avant un bon moment. Pour le boulot c'est différent, il m'arrive évidemment de manquer d'inspiration mais comme je pars toujours d'une idée de départ ou que je cherche à arriver à quelque chose que je vois dans ma tête, la quête de la créa est plus aisée. Et de toute façon, dans ce métier, on a une obligation de résultat. Donc il faut forcer l'inspiration, la violenter un peu, si elle ne veut pas venir d'elle même.
Qu'est-ce que tu préfères faire par dessus tout parmi l'ensemble des choses à faire dans ton quotidien ?
Boire du café et fumer ? Non, je ne sais pas. Encore une fois, je ne suis pas le genre de type à me plaindre de ma situation, j'aime ce que je fais. Donc mis à part si je bosse pour un client détestable et qui me demande un truc atroce à faire, j'aime tout dans ma journée. J'aime les journées un peu molles avec pas grand chose à faire... Dans ces cas là, je fais un peu ma "veille" graphique, je cherche des ressources, ou je ne fais strictement rien de constructif... et j'aime les journées pleines d'urgence ou tu n'arrives pas à respirer. Les deux moments que je préfère, s'il devait y en avoir, sont le matin quand je démarre avec un gros mug de café, le seizième depuis le réveil, et la fin de journée. J'ai l'impression que quand la lumière baisse, les idées arrivent en masse. J'ai toujours été un gros nocturne. J'ai juste de plus en plus de mal à de moins en moins dormir. (rires)
Les logiciels sont importants dans la création graphique, le sont-ils autant dans la création musicale ?
Tout dépend du projet. 90% de ce que je fais dans Naïve ou que je faisais dans Agora Fidelio naît avec une guitare acoustique à l'arrache. Ce n'est qu'après que la MAO peut rentrer en jeu pour coordonner tout ça et commencer à arranger. Pour mon projet solo, le pourcentage est inversé. Je fais tout directement sur ordinateur et je ne rajoute quelques éléments organiques qu'à la toute fin.
Dans un groupe, on écoute (a priori) beaucoup les autres, est-ce qu'il en est de même pour l'art visuel ? Quelles sont tes influences, tes maîtres dans ce domaine ?
Oh, je pense pouvoir dire sans trop me planter, avec les années derrière, que j'ai constaté qu'en effet l'écoute mutuelle apporte toujours du positif au final, quoi qu'il arrive. Quant aux influences, même celui qui s'en défend en a, forcément. On n'est jamais totalement nouveau dans une création artistique. De manière consciente ou non, mais il y a forcément un bout de quelque chose qui vient d'ailleurs, d'un autre moment, un autre lieu ou une autre personne. En vrac, j'ai été très influencé par Laurent Seroussi, Dave McKean, Nan Goldin, Gustav Klimt.
Tu sembles être amateur de cinéma aussi...
Alors oui, j'adore ça, mais tellement pas en amateur éclairé. Je suis forcément très sensible aux histoires, aux images et aux bandes originales, mais je ne me considère vraiment pas comme "cultivé" en termes de cinéma.
En parlant d'influences, est-ce que Toulouse, ta ville, t'inspire beaucoup ?
Eh bien, pas vraiment. J'aime cette ville par habitude, parce que j'y suis depuis longtemps. Mais il y a tellement de lieux dont je suis amoureux ailleurs sur la planète et qui m'inspirent vraiment bien plus. Montréal, Tokyo, San Francisco, Saint-Petersbourg, certains coins de la Costa Brava. Globalement, s'il y a une côte ou une vue élevée sur une ville, je suis bien et j'ai envie d'écrire ou de créer.
As-tu déjà eu des projets dans l'édition (beaux livres, BD...) ?
J'ai été il y a très longtemps en pourparlers avec Taschen pour sortir un recueil de textes et photos, mais ça n'a malheureusement finalement pas vu le jour.
Sinon, non pas vraiment. Mais un beau livre ça ne serait pas de refus !
As-tu déjà exposé ton travail dans une galerie ou autre ?
Idem, j'ai eu quelques projets il y a bien longtemps, je peignais et j'exposais par ci par là dans Toulouse, mais je ne me considère pas comme un peintre assez légitime pour développer ça, et je n'ai de toute façon pas le temps de le faire assez bien à mon goût, donc c'est une autre des cases de ma vie restée un peu fermée et poussiéreuse !
Jouch artwork
T'es plutôt beaux-arts ou arts appliqués ?
Mmmh... difficile de choisir. Tout dépend du contexte. J'ai tendance à pencher vers les arts appliqués. J'aime le but, le cheminement pour une finalité précise. Mais comme quand je te parlais de parfois faire un artwork simplement parce qu'une photo me remue les tripes, à l'instinct, le côté art pour l'art me parle parfois énormément aussi.
Tu préfères avoir carte blanche ou une direction très précise à suivre ?
Je vais continuer comme un type qui ne fait jamais de choix : les deux. Souvent l'un arrive quand l'autre ne mène à rien ou à un mur. J'ai demandé à certains groupes de me donner des directives très précises quand la carte blanche proposée au départ ne donnait rien. Et inversement, il m'est arrivé de convaincre des clients en faisant sauter toutes leurs certitudes initiales parce que leur propre idée ne les séduisait jamais. J'ai donc souvent proposé à des groupes de se laisser surprendre par mon interprétation perso. Au final, j'aime vraiment les deux méthodes je crois. Parfois, je propose les deux, je suis ce qu'on me demande et je propose aussi une alternative personnelle "au cas où".
La plupart des artworks d'albums musicaux que tu as réalisés sont pour les tiens ou des groupes de potes. Tu leur fais un prix d'ami ?
Alors, déjà, je me dois de rectifier, parce que pour le coup je pense que c'est du 50/50. J'ai beaucoup bossé pour des amis c'est vrai, mais tout autant pour des artistes que je ne connais pas dans la vie. Il m'est arrivé plein de fois de faire des prix d'amis oui. Même du gratuit. Après, c'est un truc qui doit être discuté, accepté par tout le monde et pour une bonne raison. Si ça devient récurrent, autant mettre la clef sous la porte. Je dirais que plus les années ont passé moins je l'ai fait, déjà parce que mes frais ont augmenté petit à petit, et ensuite parce que mes amis ont de plus en plus pris conscience que c'était un vrai travail et que ça prenait beaucoup de temps. Ça fait toujours plaisir quand on vient te demander de bosser en ayant en amont fait le vrai choix de poser un budget pour ça. Ça montre du respect et c'est gratifiant. Je te rassure, le marchandage auprès des graphistes, et des photographes, je ne vous oublie pas les amis, a de beaux jours devant lui. Comme je le dis souvent, si tu vas chez ton garagiste, tu ne lui demanderas pas un prix d'ami, tu reporteras ta réparation si tu n'as pas le budget. Et tu ne considéreras pas que si tu y allais pour le carbu, le changement des pneus et la peinture carrosserie sont inclus d'office. Eh ben là, c'est pareil. Tout prix se discute bien sûr. Mais je pars globalement toujours d'une base minimale en dessous de laquelle je ne peux pas me permettre de travailler.
Quand tu crées pour un groupe dans lequel tu joues, c'est un travail collectif tout du long ou tu amènes un artwork terminé ?
J'ai la chance de jouer avec des gens qui me font confiance sur tout l'aspect graphique. Bien évidemment tout est discuté en amont en général. Mais globalement, j'ai toujours amené des artworks quasi définitifs. Bien entendu, parfois j'ai fait plusieurs versions ou modifié plein de détails. Mais en général si c'est un projet personnel je sais où je dois aller. Une fois seulement, pour l'album Le troisième choix d'Agora Fidelio, j'ai proposé probablement aux alentours de 50 visuels des plus simples aux plus complexes, puis le groupe a fini par choisir le tout premier. Je sais qu'un de mes défauts est de souvent vouloir donner le choix, justement, et de proposer trop de choses. J'ai beau savoir que ça conduit toujours à plus d'hésitation, je ne peux pas me résoudre à proposer une seule piste.
As-tu déjà démarché un groupe ?
Jamais. Enfin si, je mens. J'ai discuté une fois avec Franck Delgado de Deftones et je lui ai demandé de transmettre mon envie de travailler sur un artwork du groupe aux autres musiciens. Bien évidemment, j'attends toujours qu'ils me rappellent ! (rires) Et j'ai également discuté via Instagram avec Chris le guitariste de Hundred Suns, projet parallèle du chanteur de Norma Jean. Pour Hundred Suns ou Norma Jean. Devine quoi, j'attends toujours aussi !
Pour quel groupe travaillerais-tu gratos ?
Probablement tous les groupes dont je suis fan de longue date. Si Deftones ou Depeche Mode me veulent sur un artwork, je suis même prêt à les payer (rires).
Une anecdote sympa à nous raconter sur l'histoire d'un de ces visuels ?
Difficile d'extraire une anecdote d'un boulot en particulier. Chaque visuel me rappelle quelque chose. Le premier album que j'ai fait pour Sidilarsen, Biotop, (qui est aussi un des visuels qui m'a un peu fait connaitre à mes débuts, chez les groupes de rock) représente un tire-bouchon, à la manière d'une radio médicale, laissant apparaître un squelette. Ce "squelette" est en grande partie composé de radios réelles de membres du groupe.
Aujourd'hui, on a accès à pas mal de ressources libres de droits, à du matériel performant, ne serait-ce qu'un smartphone pour faire des photos plus que convenables. Avant, il fallait vraiment en permanence réfléchir en système D. J'avais donc fait ça à l'ancienne, avec ces radios et un scanner. Pour Manimal par exemple, j'ai dû faire un visuel quasiment en une nuit, dans l'urgence. J'ai donc demandé à ma moitié de s'allonger par terre et j'ai fait une photo d'une de ses mèches de cheveux, sur une feuille A4. Tout est parti de là. Bien souvent les visuels dont on me reparle sont ceux qui ont été faits en un minimum de temps.
Pour nous, la pochette d'Altitude Zéro d'Agora Fidelio a été celle qui nous a fait découvrir ton travail visuel. Elle reste toujours comme l'une de nos pochettes favorites, je voulais que tu reviennes sur l'histoire de cette photo et de cette créa car on ne sait finalement rien de cette pochette.
Cette pochette est aussi l'une de mes préférées. Même si elle est bourrée de défauts à mes yeux depuis. Mais je l'aime toujours énormément. Et en effet, c'est une de celles dont on me parle encore régulièrement. Elle part d'un événement n'ayant aucun rapport avec le groupe ou le disque. Je m'étais rendu à Madère et en sortant de l'avion, je me suis retrouvé dans cet aéroport, entouré d'eau, et totalement désert. Sans raison apparente. C'était surréaliste et vraiment beau, ça m'a frappé. J'ai donc fait quelques photos, avec un vieil appareil numérique de qualité discutable vu l'époque, et j'ai gardé tout ça dans un dossier pendant un moment. Régulièrement, je les regardais à nouveau mais je n'en faisais rien. Puis est arrivé le moment de sortir l'album Altitude Zéro avec Agora. On avait coutume de parler de voyage, d'éloignement pour décrire notre musique. Et j'ai naturellement proposé cette image au groupe pour aller dans ce sens mais aussi dans le sens de l'épure, la solitude, un genre de mélancolie, etc. Tout le monde a validé directement me semble t'il. J'ai à peine retouché la colorimétrie, ajouté le nom du groupe et le titre, et terminé. C'est souvent comme ça que je conçois le graphisme. Un visuel fort qui parle pour lui même, une typo bien exécutée, et c'est emballé. Personnellement, je n'ai pas besoin de plus pour être touché. Pour l'anecdote merdique, l'usine qui a pressé le disque a décalé l'intérieur d'un bon centimètre, donc le visuel intérieur qui contient quelques chiffres est coupé en plein milieu desdits chiffres sur certains exemplaires.
Les visuels sont toujours très "forts", tu pourrais réaliser un truc mièvre si on te le demandait ?
(rires) J'adore cette question. Déjà je l'adore parce que je le prends comme un compliment (et merci du compliment, donc), et ensuite parce que pour moi, c'est une part importante de ce métier. Être créatif et tenter de faire du beau ou du convaincant quoi qu'il arrive, mais aussi parfois accepter de renier tout ce qu'on aime soi même pour faire exactement ce que le client demande. On en revient à cette histoire de carte blanche ou non. J'ai créé certains visuels que je ne mettrais en aucun cas dans un portfolio. Les clients étaient ravis, moi moins..
Ce serait quoi la plus belle de tes ambitions/rêves concernant tout ce qui touche aux visuels ?
Je ne sais pas trop. Je suis déjà super heureux de m'être un peu "fait un nom" et de voir que certaines personnes me contactent en sachant très bien qui je suis et ce que je fais comme boulot, et parce qu'ils souhaitent ma "patte" pour leur projet. Ayant démarré en 2003, quand le numérique n'était pas non plus populaire aux Beaux-Arts et auprès des profs à qui j'en parlais, je me dis que je bouffe grâce à ça, tout seul, depuis 17 ans. Donc en un sens, j'ai un peu accompli le rêve de départ. Après, je ne sais pas j'aimerais évidemment être l'auteur d'un visuel pour un groupe gigantesque, qui deviendrait culte au point que le monde entier s'en fasse des t-shirts, à la Unknown pleasures de Joy Division. En tout cas, je pense que je continuerai à créer du visuel aussi longtemps que mon cerveau me le permettra.
Tu peux nous dire un mot sur le superbe visuel que tu nous offres pour la couverture de ce mag ?
Concernant le chien il s'agit d'un visuel que j'ai proposé à une asso pour couvrir des événements électro mais qui n'a finalement pas été gardée. Je devais créer un visuel déclinable, un peu comme pour le Hellfest par exemple, d'un event à l'autre en gardant la lune comme point central ainsi qu'un animal humanisé. J'avais donc prévu de créer plein de chiens avec à chaque fois la lune mais intégrée comme présente à côté du personnage et non pas loin dans le ciel.
Tu as un stock de trucs comme ça "prêt à l'emploi" ?
J'ai l'habitude de garder des bouts de trucs en réserve, mais plutôt de la ressource, plus que du visuel en tant que tel. Je garde des scripts, des effets, des atmosphères. qui peuvent être réutilisés indifféremment sur tel ou tel boulot selon le contexte. Après, j'avoue, il m'est déjà arrivé de repartir d'un visuel refusé par un client pour un autre client, qui lui était ravi. Le but n'est pas de recycler mais parfois quand un truc coïncide, c'est dommage de laisser mourir un visuel pour rien ! Un peu comme on reprend un vieux riff d'un morceau abandonné pour pimper un nouveau morceau qui manquait de ce petit plus. Quand ça colle, faut savoir reconnaître que ça colle !
Ton coup de coeur musical de ces dernières semaines ?
Ce n'est pas une découverte vu que je suis ça depuis longtemps mais je suis totalement drogué de Phantogram. Le dernier album vient de sortir et même s'il est à mes yeux en deçà des précédents, je reste follement amoureux de ce projet. Je fais beaucoup tourner les disques de Sevdaliza également, et je me remets beaucoup de Fraunhofer Diffraction. Rayon métal, je kiffe énormément le projet avec le fameux Chris de Hundred Suns qui s'appelle Teeth. Pas d'album pour l'instant mais quelques singles qui donnent envie de casser tout ce qui te passe sous le nez avec une batte.
Le confinement, ça change beaucoup de chose pour ton travail ?
En termes de méthode et de quotidien, pas vraiment. J'ai toujours été à mon compte donc le travail normal est déjà du télétravail pour moi. Cela dit, il y a deux grosses différences. Pas de nounou, donc enfant à la maison, donc temps disponible pour travailler divisé par mille, et surtout dans la mesure où tout le monde est confiné, beaucoup de clients le sont aussi et sont en stand-by. Donc pour être honnête, je ne croule pas sous le travail. Et c'est bien dommage, ça m'aiderait sans doute à vivre la chose un peu plus sereinement.
Es-tu accro au web ?
Abso-fucking-lutely. Voilà, je ne peux rien dire de plus mais oui. Totalement.
A part le rock et le graphisme, tu as d'autres passions ?
Ma fille, le tatouage, la mer et les océans, voyager, la bouffe. Et la musique au sens large. En faire et en écouter. Toujours. Tout le temps.
Un conseil pour les futures générations qui souhaiteraient devenir des futurs Jouch ?
Je n'ai pas la prétention de penser que certains voudraient devenir moi. Mais même si c'est ultra cliché, je dirais qu'il est important, sans tomber dans l'orgueil mal placé, de croire un minimum en soi et en ce dont on est capable. Il m'est arrivé plusieurs fois de prendre le risque de dire «Oui pas de problème, je peux faire ça» en sachant pertinemment que ça ne faisait pas partie de mon savoir faire, juste par goût du risque et aussi pour avoir du boulot, et de me rendre compte que j'étais largement qualifié pour le truc, et que le client attendait finalement bien moins que ce qu'il laissait entendre. Ne JAMAIS partir du principe qu'on ne pourra ou saura pas faire quelque chose qu'on aimerait faire. Bien entendu, tout le monde se plante parfois et c'est tant mieux, et je ne dis pas que si tu n'as jamais fait de 3D tu vas savoir modéliser un truc dans la nuit, mais clairement, celui qui ne risque rien pour ne pas se casser les dents, risque surtout de ne rien obtenir du tout au final. Donc ne pas trop réfléchir, et faire. Ma citation préférée : «Au pire, on meurt». Quand on pense à ça, c'est dramatique et génial à la fois et ça fait sauter beaucoup de blocages. Essayez !
Tu t'imagines dans 15 ans ?
J'espère bien ! J'ai encore beaucoup de trucs à faire. Quant à dire à quoi je ressemblerai et à quoi ressembleront ma vie et mon boulot, ça je ne sais pas. Je ne risque pas de perdre mes cheveux, je n'en ai déjà plus. Et ça c'est plutôt bien. (rires)
Énorme merci à Jouch !
Illustrations : Jouch
Photos : Lionel Pesqué
Publié dans le Mag #42