Rock Rock > Damon Albarn

Rachid Taha nous a quittés à la mi-septembre, le jour de mes 37 ans, foudroyé par une crise cardiaque en plein sommeil, six jours avant ses 60 ans et dix jours avant un concert attendu à l'Opéra de Lyon pour fêter les 20 ans de Diwân. Comme cadeau d'anniversaire, il y avait mieux surtout que quelques années avant cette triste nouvelle, je m'étais replongé avec curiosité dans ses 38 années de carrière, n'étant pas allé plus loin que le projet 1,2,3 soleils, son tube interplanétaire "Ya rayah" (reprise personnalisée du grand maître algérien du châabi Dahmane El Harrachi), l'excellente et festive "Ida" ou encore sa version de "Douce France" avec son groupe Carte de Séjour qui avait fait grand bruit à l'Assemblée Nationale en 1986. De vagues souvenirs qui ne m'avaient pas trop poussé (à tort) à l'époque à aller plus loin dans sa discographie jusqu'à ce jour d'octobre 2015 où je me suis retrouvé à ses côtés pendant un vol entre Paris et Marrakech.

Je crois que c'est là où est apparu réellement mon intérêt pour lui car je n'oublierai jamais ces longues discussions sur la musique (avec un grand M) avec cet homme visiblement marqué par la vie et les excès. Sympathique et ouvert à tous les sujets (même jusqu'à m'inviter dans des endroits inavouables), Rachid se réclamait à 100% du rock'n'roll, se sentait plus proche de Led Zeppelin que du raï. D'ailleurs, il ne supportait pas qu'on dise de lui qu'il était un chanteur de raï. Pas étonnant pour un gars ayant travaillé avec des grands noms du rock (mais pas que) comme Brian Eno (ex-musicien de Roxy Music et producteur de U2 et David Bowie), Mick Jones (le guitariste des Clash), Santana (qui lui a repris son "Kelma"), Goran Bregovic, Damon Albarn (avec qui il a chanté et contre qui il aura des mots durs par la suite), Patti Smith, India Martinez, son ami et producteur historique Steve Hillage de Gong, mais aussi les producteurs Don Was (Rolling Stones et Bob Dylan) et Justin Adams (guitariste de Robert Plant) qui s'est chargé de façonner Zoom, son dernier album sorti de son vivant en 2013.

La liste est longue pour l'international, où il était majoritairement plus reconnu (Robert Plant disait de lui : "Rachid était le plus grand rockeur français, s'il était né anglais ou américain, ce serait la plus grande star du rock de notre temps"), mais en France aussi, il donnait de la voix avec certains compatriotes (même s'il reconnaît n'avoir jamais demandé la nationalité française - "Je suis français tous les jours, et algérien pour toujours") comme Alain Bashung, Catherine Ringer, les Têtes Raides, Pills, Marco Prince d'FFF, La Caravane Passe, Rodolphe Burger, Jeanne Added, Gaëtan Roussel, Acid Arab, et j'en passe. Je me souviens d'un fan d'AC/DC, de Rob Zombie et de tant d'autres groupes métal ou de rock venus d'ailleurs (Iran, Algérie, Liban...) et totalement inconnus du public français, d'une personne profonde et plein d'honnêteté qui se foutait des frontières et dont la créativité l'amenait à mélanger subtilement le rock, le punk, le blues, la musique orientale, l'électro, la pop, le trip-hop, la techno, le funk, le reggae, la chanson française. Rachid avait aussi le souci permanent de rendre hommage à ses pairs ou aux anciens (souvent par des versions revisitées de classiques comme le diptyque Diwân, ou par ses textes, à l'instar de "Les artistes", titre où il parle de Kurt Cobain et d'Elvis), tout en élaborant ses propres créations. Son rêve avoué étant de chanter avec Lemmy de Motörhead dont il était un grand fan. Les deux vont pouvoir désormais s'éclater ensemble au paradis, et je suis certain qu'il en profitera pour tailler la bavette de longues heures avec ses idoles Strummer, Cobain, Hendrix, Lou Reed, Bowie ou encore le grand Elvis. Repose en paix l'artiste !

Playlist par album (très très) sélective et (totalement) subjective :

Barbès (Barbès, 1990)
Ya rayah (Rachid Taha, 1993)
Jungle fiction (Olé, Olé, 1996)
Ida (Diwân, 1998)
Foqt foqt (Made in medina, 2000)
Menfi (Live, 2001)
Safi (Tekitoi ?, 2004)
Rani (Diwân 2, 2006)
Mine Jaï (Bonjour, 2009)
Fakir (Zoom, 2013)

Damon Albarn / Chronique LP > Everyday robots

Damon Albarn - Everyday robots Surdoué devenu mégastar outre-Manche (pas que là-bas d'ailleurs), longtemps petit prince de la scène brit-pop anglo-saxonne, mais surtout véritable musicien accompli, Damon Albarn est aussi et surtout une véritable tête-chercheuse créative, un stakhanoviste de l'art musical du XXIe siècle s'affranchissant régulièrement de toutes les frontières. Notamment géographiques. On connaît son amour pour le continent africain, le dynamisme qu'il y trouve et les sonorités qu'il en rapporte (cf : Mali Music, Rocket Juice and the Moon), son affection pour les paysages sonores originaire d'Asie (ainsi que les contes et légendes qui s'y rapportent, en témoigne son opéra Journey to the west), tout comme ses velléités expérimentales, anticonformistes, ne sont plus à démontrer en matière de conception de nouveaux langages musicaux (on pense à l'évidence cartoonesque Gorillaz, l'opéra Elisabéthain Dr Dee ou le super-projet baroque The Good, The Bad And The Queen). En clair, l'homme-orchestre échappé (définitivement?) de Blur, le groupe qui l'a fait connaître, est désormais un touche-à-tout, désireux de s'éloigner des sirènes du show-business, du marketing moderne et de tout ce qui s'y rapporte pour ne plus livrer que sa propre vision de la musique. Quitte à le faire pour une fois (une première) en solitaire avec Everyday robots.

On l'a compris, premier opus solo du songwriter/musicien/compositeur londonien, l'album est un recueil de morceaux destinés à explorer la facette la plus personnelle de l'anglais. Conçu comme une suite d'instantanés fugitifs captés en musique et donc tributaire de l'humeur du moment, du paysage peint et des colorations sonores qui s'y rapportent, l'album passe ainsi du très beau et magnétique morceau éponyme inaugural à un "Hostiles" nonchalamment mélancolique avant de s'offrir une promenade pop enlevée avec le lumineux "Mr Tembo". Entre-temps, on aura eu droit à une ballade désenchantée "Lonely press play", témoignant de cette classe intemporelle dont Albarn fait ici étalage sans jamais se cacher derrière un masque, un collectif de musiciens ou quelconque artifice rusé dont il a désormais l'habitude. L'exercice du disque solo est donc autrement plus difficile à appréhender pour un homme qui se sait attendu au tournant, mais celui-ci relève tranquillement le défi, une fois passé le bref interlude "Parakeet", avec un élégant, jazzy et chaloupé "The selfish giant". Instillant le trouble d'une tristesse à peine contenue sur "You & me", il appuie sur la corde émotionnel avec un "Hollow ponds" aussi sensible que déchirant. Il en va ainsi de la musique de Damon Albarn sur cet Everyday robots : introspective mais pas trop, pudique, juste ce qu'il faut ("Seven high", "Photographs (You are taking now)"), pour un résultat quasi inattaquable sur le fond comme la forme. Quelle classe quand même....

Damon Albarn / Chronique LP > Dr.Dee

Damon Albarn - Dr Dee Flashback : nous sommes en novembre 2005 et Gorillaz se produit pendant plusieurs soirées à l'Opera House de Manchester. Damon Albarn et Jamie Hewlett (soit les deux têtes pensant du groupe) tissent alors des liens privilégiés avec l'orga du Manchester International Festival et le premier-nommé compose deux ans plus tard, ce dans le cadre d'une collaboration avec le MIF, un opéra qui verra également le jour en CD et coffret collector Monkey : Journey to the west, puis en 2009, la bande-son d'une pièce de théâtre It felt like a kiss (dont il ne subsiste apparemment aucune trace discographique) ; et enfin un deuxième opéra Dr.dee (présenté en avant première dans le cadre du festival mancunien à l'été 2011) et objet de la présente chronique.

L'idée de départ était pourtant assez éloignée de ce que l'on écoute aujourd'hui : le duo Albarn/Hewlett cherchant alors à convaincre le très culte auteur de romans graphiques Alan Moore (il est notamment l'auteur de From Hell, La Ligue des gentlemen extraordinaires ou V pour Vendetta mais également et surtout le "père" des Watchmen) de scénariser un opéra basé sur l'univers des comic-books et des super-héros. Celui-ci séduit par la proposition, soumit finalement l'idée de travailler sur une oeuvre centrée autour de John Dee, un personnage majeur de l'Angleterre du XVIe siècle, à la fois mathématicien, astronome, philosophe, navigateur et amateur de sciences occultes, parallèlement consultant de la Reine Elizabeth I (rien que ça). Quelques désaccords créatifs plus tard, Damon Albarn s'est retrouvé seul maître d'oeuvre du projet, avec pour risque évident connaissant son "passif" de s'oublier quelque peu.

Toujours aussi insaisissable et à mille lieux de là où on l'attend forcément avec des suites de Blur, Gorillaz voire The Good, The Bad And The Queen, le petit prince de la brit-pop anglaise délaisse un temps sa passion pour l'Afrique et ses sonorités/inspirations atypiques (après Mali Music en 2001, il a sorti récemment l'album de DRC Music) pour s'entourer de deux artistes... africains (quand même hein), soit son complice régulier Tony Allen (déjà contributeur aux projets The Good, The Bad And The Queen et Rocket Juice and the Moon) et un certain Madou Diabate, pour l'aider à finaliser cet opéra Elisabéthain qu'est donc Dr.dee. Et de fait, le résultat sonne assez étrange : pas du tout comme un opéra "classique" traditionnel, encore moins oserait-on dire comme un album de pop/rock/indie anglo-saxonne (même si parfois si un peu), plutôt entre les deux, soit la conjugaison improbable d'une grammaire musicale foisonnante. Celle d'un compositeur/producteur/interprète dont la créativité fusionne sur des titres ondulant entre baroque et renaissance "The golden dawn", "O spirit, animate us", "A man of England", entrecoupés de chansons pop (les très réussies "Apple carts" et "The marvelous dream") et bien entendu de pièces renvoyant à l'opéra traditionnel ("Edward Kelley", "Temptation comes in the afternoon").

Le risque étant ici de perdre l'auditeur en route en cherchant à toujours multiplier les pistes sans vraiment parvenir à aller jusqu'au bout de la proposition musicale couchée sur la partition, Damon Albarn n'en a cure et développe ses idées. Dix-huit titres durant, il affine une écriture aisément reconnaissable, évidemment touche à tout et en même temps régulièrement déroutante, pour donner naissance à cette oeuvre hybride qu'est Dr.dee. Soit le mélange parfois bluffant, d'autres fois inabouti, de tout ce que l'anglais a pu digérer dans sa relation avec la musique, la partie électronique en moins (pour cette fois tout du moins). Et comme à son habitude, il demande à être suivi aveuglément par son auditoire, quitte à oublier l'histoire qu'il raconte pour mieux s'amuser avec ses innombrables créations sonores. Paradoxalement le plus expérimental des artistes "mainstream", Albarn livre un peu comme le ferait un Mike Patton (en moins barré), un disque qui finalement lui ressemble. Brillant et insaisissable, un poil trop même...

Damon Albarn / Chronique B.O. > Monkey : Journey to the west

Monkey - Journey to the west Il fallait le faire, en avoir l'envie, l'ambition même, le talent (accessoirement) et l'ego plutôt surdimensionné qui va avec. Il l'a fait. "Il", c'est Damon Albarn, musicien prodige, homme de base de Blur, moitié de Gorillaz, architecte de l'arnaque The Good, The Bad And The Queen et instigateur et/ou collaborateur précieux (ou pas) de tout un tas d'autres trucs. En clair, un vrai génie, capable de casser la baraque comme de se planter en beauté. L'objet du délit : Monkey : Journey to the west, un opéra contemporain adaptant un grand classique de la littérature chinois, "Le voyage en occident", roman-fleuve signé de la plume d'un certain Wu Cheng'en. L'histoire : le périple fantastique entre le Chine et l'Inde d'un bonze chinois, Xuanzang, notamment accompagné par un singe répondant au nom de Sun Wukong. De ce matériau littéraire, Albarn, accompagné de son acolyte de Gorillaz (Jamie Hewlett), ont écrit et mis en scène un opéra (notamment joué à Paris il y a quelques mois) et compilé une bande-son de quarante cing minutes et quelques vingt-deux plages couchées sur le disque présentement chroniqué.
Mélange assez curieux d'électro post-moderne, de musiques traditionnelles chinoises et de petites bizarreries égocentriques mais (parfois) délirantes, l'album est à écouter de préférence d'une seule traite (pour ceux qui tiendraient jusqu'au bout) à moins de perdre le fil après trois titres. Car problème (et d'importance) : si le "Monkey's world" inaugural se veut immersif en étant une intéressante introduction à l'oeuvre des deux petits génies anglais, ce qui suit ressemble dangereusement à une vague bouillie sonique dans laquelle Albarn a mixé vélléités pop, bidouillages électroniques ("Confessions of a pig"), chants traditionnels orientaux ("The living sea" / "Iron rod", "Whisper" / "Sandy the river demon") et musique classique ou contemporaine ("Battle in Heaven", "Disappearing volcano"). Le résultat aurait pu être brillant, là, l'album est à quelques rares exceptions près ("Heavenly peach banquet") proche de l'inaudible, pris dans son entièreté ou en fragmentant l'écoute. Alors certes, Monkey : Journey to the west est peut-être à voir sur scène comme un spectacle vivant, ce qu'il est à l'origine... mais sur CD, malgré une poignée de jolies mélodies ("I love Buddha"), c'est un grand n'importe quoi emballé par deux artistes qui ont presque commis un hold-up parfait. Presque on a dit. Parce que là, alors qu'on attendait un "truc", une explication, un "twist" final qui remettrait tout dans le bon ordre, on a surtout l'impression d'avoir écouté le caprice discographique d'un musicien certes doué (et de son acolyte tout aussi brillant), mais ici emballés dans des délires mégalomaniaques insaisissables.