J'ai récemment voulu faire découvrir Caroline Rose à mon frangin, lui qui, bien que très ouvert musicalement, a toutefois un petit faible pour tout ce qui touche à la sphère indie-pop. En général, un pourcentage non négligeable de ce que j'écoute vient de ses recommandations. Quand je décide de lui faire écouter son dernier album, The art of forgetting, il y a du flottement dans l'air, cette musique lui semble étrangère. J'étais quasi sûr de mon coup, et quand vient le moment de lui annoncer le nom de l'artiste, il ne me croit pas. Le frangin connait bien Caroline Rose, l'a vu aux Eurockéennes en 2018, est sensible à Loner et Superstar, ses deux précédents albums, mais ne reconnait pas du tout sa musique. La chanteuse et compositrice américaine a-t-elle vraiment bousculé son style ? Si on s'en tient à son look à chaque sortie d'album, il y a de grandes chances. Après réécoutes des anciens disques, il apparait qu'elle a en effet cette manie de vouloir muter et de changer de thématique (par exemple, Loner avait un esprit pop-rock aux allures drolatiques, tandis que Superstar était axé sur la célébrité et la pop acidulée, quand I will not be afraid sentait bon l'americana-folk). Quelle chipie !
The art of forgetting est un sujet un peu plus sérieux car il touche directement l'artiste. Le propos est moins léger, c'est peu de le dire, puisqu'il s'agit de la fameuse rupture amoureuse. Et oui ! Fallait bien que cela arrive un jour (au début de la pandémie de COVID, en plus) et, soit dit en passant, ce thème peut faire naître d'excellents albums (coucou Ben Gibbard !). Et ce disque en est encore un bel exemple. L'art d'aimer est magique mais Caroline reconnaît volontiers que l'art d'oublier (ou d'être oublié) est nettement plus difficile à maîtriser. Bien qu'ébranlée, elle a l'air d'avoir cette volonté à remonter ce désespoir émotionnel si on s'en tient à ce "You've got to get through this life somehow" sur l'excellent single "Miami" (au passage, je vous conseille son joli clip monté à l'envers). Cet album sincère et touchant est aussi un hommage à sa grand-mère décédée pendant sa conception puisqu'elle est présente tout le long du disque à travers des messages vocaux rempli d'amour sur le répondeur de Caroline qui avait bien besoin de réconfort à ce moment-là.
Cette morosité intérieure qui tente de s'exorciser par la musique donne du crédit à des morceaux pour la plupart mélancoliquement très bien orchestrés/arrangés, comme les synthés vaporeux de "The kiss", la sublime "The doldrums" et ses divers découpages sonores, ou encore "Jill says", une pièce feutrée et gorgée de piano et de cordes. A côté de ça, Caroline est capable de belles pépites pop-rock stimulantes ("Everywhere I go I bring the rain", "Tell me what you want") ou d'hymnes angéliques ("Stockholm syndrome", "Love song for myself"), histoire de varier l'ambiance musicale de sa confession tout en brouillant encore une fois les pistes. Et le pire, c'est qu'à aucun moment on subit cela. Tout dans ce The art of forgetting semble si naturel et équilibré. C'en est même paradoxal vu le contexte d'écriture de ce disque (presque) parfait.
Publié dans le Mag #58