Évoquer un album aussi exceptionnellement riche et aventureux qu'Hellfire, qui plus est lorsqu'il truste la place de meilleurs albums reçus par la rédaction cette année (en tout cas, me concernant), est un exercice assez complexe. De par la crainte de passer à côté de plein de détails, ou d'écrire une chronique qui ne serait pas à la hauteur de la qualité indéniable de ce disque, mais pire encore : de le faire passer pour un album "normal" voire quelconque. De toute façon, Black Midi n'est pas un groupe ordinaire, il divise. À l'image de The Mars Volta, les Anglais ne sont pas du genre à prémâcher l'écoute, ils cassent les codes et s'en donnent à cœur joie.
Pour situer le contexte, Hellfire est le troisième album studio du groupe... en 3 ans. Après une première sortie, Schlagenheim, montrant déjà le penchant des Anglais pour l'expérimentation rock débridée à travers des styles identifiables comme le math-rock, le post-punk ou encore le jazz-rock, Black Midi occasionnait avec Cavalcade une mue davantage portée sur le prog-jazz (avec au passage l'ajout d'un saxophoniste pour les sessions studios et les tournées) et ouvrait son répertoire à une quantité de formes musicales jusque là pas ou peu usitées par le trio comme l'orchestration et le crooning. On pourrait tout à fait considérer Hellfire comme la suite logique de Cavalcade. Ces stakhanovistes ont enregistré ce nouvel album pendant treize jours au studio Hoxa HQ à Londres avec la productrice en vogue et talentueuse Marta Salogni, qu'ils avaient rencontré lors de la prise de son de "John L", une chanson marquante de Cavalcade. Hellfire, sorti cet été chez le célèbre Rough Trade (The Libertines, The Strokes, Arcade Fire), a été écrit comme un "film d'action épique" dont les protagonistes sont des salauds, et dont l'histoire, tirée du vécu de son chanteur et guitariste Geordie Greep, est narrée à la première personne.
Cet ambitieux album concept sur le diable, la mort et l'au-delà se justifie par une quantité d'instruments et de musiciens additionnels (dont Kaidi Akinnibi au saxophone et Seth Evans aux claviers, présents sur la tournée) contribuant ainsi à une richesse sonore époustouflante. Passant sans problème d'un style à un autre (L'incroyable titre ambivalent "The race is about to begin" est un cas d'école dans cette œuvre, jouant à la fois sur l'urgence et le relâchement), tout en ayant un déroulement cohérent dans son intégralité, Hellfire est caractérisé par un chant nasillard versatile pouvant à la fois débiter une quantité de mots à une vitesse folle (coucou Les Claypool !) et, dans l'instant d'après, se mettre en mode crooning à la manière de Sinatra ou Bennett. Si le disque est dense et peut parfois paraitre un peu sauvage et imprévisible, il arrive toutefois, de par son écriture méthodique et sa maitrise technique musicale, à ne pas tomber dans le piège de l'œuvre indigeste. Sa narration souvent mise en scène de manière un peu théâtrale - comme le montre l'introductive "Hellfire", le combat de boxe sur "Sugar/Tzu", l'annonce radio de "Half time", ou encore "27 questions", qui rappelle un peu à un moment le "It's oh so quiet" de Betty Hutton popularisé par les reprises Björk puis Lisa Ekdahl - et la magie qui s'opère par ses variations de nuances et ses trouvailles mélodiques (la mélancolie americana de "Still") tuent l'ennui.
Mais mieux encore, les émotions que procure cette œuvre restent ancrées en nous dans le temps, et si beaucoup se reconnaissent dans ce disque, c'est à coup sûr parce le thème de l'œuvre - qui plus globalement se veut être une perspective spirituelle entre le bien et le mal - n'est ni plus, ni moins, qu'une représentation de nous-mêmes.
Publié dans le Mag #53