Le terme "légende du punk rock" n'est pas usurpé chez Bad Religion. Le groupe de Brett Gurewitz et Greg Graffin demeure une institution plus de 40 ans après sa première répétition dans un garage de la banlieue profonde de Los Angeles, que cela soit via ses albums ou son lien avec Epitaph. A l'occasion de la sortie de l'autobiographie Do what you want sur Kicking Records, on a pu discuter pendant près d'une heure avec le bavard et extrêmement sympathique Jay Bentley, bassiste du groupe. Comme il le dit, Bad Religion, c'est bien plus qu'un groupe de rock'n'roll.
On est bien content que votre autobiographie soit désormais disponible en France.
Moi aussi (rires). A chaque fois que quelqu'un peut la lire dans sa langue natale, cela me remplit de joie. Do what you want a été publiée dans plusieurs pays. Elle a été traduite en espagnol, en portugais, en italien et en français. Il me semble qu'une version japonaise est en discussion. Pour un petit livre que l'on a eu envie de faire, c'est une agréable surprise.
Pourquoi ce livre ? Qu'est ce qui a stimulé votre envie de raconter votre histoire aujourd'hui alors que Bad Religion célèbre ses 40 ans d'existence ?
Notre manager Rick Marino, qui nous accompagne partout dans le monde, a commencé à nous évoquer l'idée d'un livre et d'un documentaire en 1998 pendant le Warped Tour. On avait commencé à parler de notre 20ème anniversaire et de ce que l'on pourrait faire, mais rien n'a été fait. Puis en 2018, on a évoqué les 40 ans de Bad Religion et il nous a redit "vous devriez vraiment publier un livre et faire un documentaire". Cette fois-ci, on l'a pris au sérieux. Rick est allé démarcher Jim Ruland (journaliste) ainsi que l'éditeur. Il a permis à ce projet d'exister.
A-t-il été facile de revivre ses 40 ans d'existence ? N'y a-t-il pas eu des passages qui ont été difficiles à ré-explorer ?
Non. Et je vais te dire pourquoi. Ce livre retrace 40 ans d'histoire du groupe. Mais concrètement, il n'évoque qu'une petite portion de ces 40 ans. Ce dont on a parlé avec Jim ne sont que des choses qu'il nous a entendues évoquer entre nous et qu'il a voulu creuser. Il y a des milliers d'autres histoires qui n'ont pas été abordées parce que personne ne nous a interrogé dessus. Pour moi, ce livre est l'histoire de gamins qui ont eu une idée et qui ont fait en sorte que cette idée prenne vie d'une manière ou d'une autre. C'est une histoire de ténacité, de naïveté, d'égo, de fragilité. Ce n'est pas forcément ce que tu imagines dans l'histoire d'un groupe de rock'n'roll. Mais Bad Religion, c'est bien plus qu'un groupe de rock'n'roll. Il y a un business appelé Epitaph qui a démarré autour de Bad Religion. Do what you want aborde aussi les problématiques de savoir comment un groupe gère son succès. Ce n'est pas si facile. La plupart des groupes n'y survivent pas. En 40 ans, on s'est aussi séparés quelques fois (rires). Greg (Graffin, chant), Brian (Baker, guitare), Brett (Gurewitz, guitare) et moi ne voulions pas que ce livre devienne "je révèle tous mes secrets et notamment les plus sales". Ce n'est pas Bad Religion et cela n'aurait pas d'intérêt. L'idée de ce livre était de comprendre ce qu'est Bad Religion et de comprendre l'impact qu'il a eu sur nos vies.
Cette bio est très différente de celle de NOFX dans ce sens.
Oui. Bad Religion et NOFX ont tellement en commun. On est tous les deux issus de cette explosion d'Epitaph en 1988. On a écrit et enregistré Suffer ce qui a permis de lancer Epitaph, même si la structure existait déjà depuis How could hell be any worse ?. Mais ce n'est qu'avec Suffer qu'Epitaph est devenu vraiment sérieux et que d'autres groupes ont pu être développés comme NOFX. Pour en revenir à la bio de NOFX, j'ai toujours dit que Bad Religion et NOFX étaient comme l'huile et le vinaigre. Ils ont bon goût sur du pain ou dans une salade mais ensemble, cela ne fonctionne pas ! Leur livre représente qui ils sont, comme le nôtre nous représente. De la même manière que nos concerts et nos albums sont très différents.
Vos enfants ont-ils le livre et vous posent-ils des questions sur votre parcours ?
Non. Mes fils, qui ont 28 et 29 ans, ne l'ont pas lu. Ils connaissent déjà tout. Ils sont là depuis assez longtemps pour l'avoir vécu. Ils pourraient écrire leur propre livre sur Bad Religion (rires).
Si j'ai compris, vous êtes en train de répéter (l'interview a eu lieu le 27 avril 2021 au soir). Vous préparez un nouvel album ou c'est en prévision d'une reprise des tournées ?
L'année dernière, on a filmé quatre concerts, un par décennie, que l'on a proposés pour ceux qui voulaient les regarder en streaming. C'était vraiment fun. Même si apprendre 80 chansons et filmer quatre concerts était intense. Mais comme on a une sagesse infinie, on s'est dit "refaisons-le" (rires). C'est donc reparti.
La pandémie ne vous a pas permis d'effectuer votre tournée des 40 ans mais vous semblez être restés occupés. Brian Baker a notamment sorti l'album de Fake Names...
Le livre est sorti à l'été 2020 aux Etats-Unis, comme c'était prévu. En pleine pandémie, c'était presque l'idéal alors que les gens n'avaient pas grand chose d'autre à faire que de rester chez eux et de lire. C'était une chance. Notre tournée des 40 ans a été reportée tandis que notre tournée Age of unreason a elle été simplement annulée. On venait à peine de la démarrer. Comme pour les autres groupes, notre calendrier a été repoussé à fin 2021 ou 2022. Notre tourneur européen nous a dit de renommer notre tournée des 40 ans, 40+2. 40 ans, même si c'est spécial, n'est pas une date figée. Si la date est passée, tant pis. Dans ce chaos général, on aura pu tout de même publier ce livre et proposer ces concerts spéciaux en streaming. Et certains d'entre nous en ont effectivement profité pour faire autre chose.
La bio aborde forcément la sortie de Into the unknown (1983), le second album de Bad Religion qui a causé votre première séparation. Comment perçois-tu cette transition loupée du second album aujourd'hui ?
Le plus difficile autour de Into the unknown a été d'accepter l'échec. Et ce n'est pas si dur pour un artiste parce que tout ce que tu fais ne sera pas génial. Même sur nos disques les plus appréciés, tu pourrais toujours trouver des chansons qui ne sont aussi réussies que les autres. Into the unknown est un essai que le groupe devait ou ne devait pas tenter. Il n'y a rien de mal à ça. La négativité qu'a engendré Into the unknown n'est pas grand chose à côté des véritables crises qui ont pu secouer Bad Religion des années plus tard. Je compare Into the unknown à une histoire d'amour entre ados. C'était comme de rompre avec ta petite amie au lycée. Plus tard dans les années 90, nos séparations ont été plus douloureuses. Là c'était comme de divorcer de personnes avec qui tu as tissé une véritable relation. Ce n'était pas beau à voir. Reparler de Into the unknown n'est pas gênant. Je le fais toujours avec un petit sourire en coin.
As-tu une chanson préférée de Bad Religion ? Ou un album qui t'est plus cher que d'autres ?
En tant que membre du groupe, mes albums préférés ne le sont pas forcément à cause de la musique. C'est souvent un souvenir du groupe ou de cette époque lié à ma vie personnelle qui me les rend plus chers. Je dis toujours que quand on a fait Suffer (1988), rien ne justifiait alors que l'on fasse un tel album. Le groupe était quasiment mort, le punk rock en Californie du Sud n'existait quasi plus, et on ne savait même plus pour qui on faisait ce disque. Mais on tenait à l'enregistrer. Je me souviens de cette sensation géniale de travailler sur ce disque sans que personne ne sache ce que l'on faisait. J'ai eu cette même sensation sur The process of belief (2002), l'album de notre retour sur Epitaph après la période Atlantic/Sony. Le groupe n'intéressait plus autant de monde, nous n'avions plus le même impact, la même aura. Au moment de faire ce disque qui marquait le retour de Brett et l'arrivée de Brooks (Wackerman) à la batterie, le public se fichait de ce que l'on faisait. J'aimais cette sensation de savoir que personne ne nous attendait ou se doutait même de ce que l'on faisait. On enregistrait un disque pour personne d'autre que nous, tout en sachant que les fans allaient être surpris. Ce sont vraiment les deux disques qui ont une place à part dans mon cœur. J'ajouterais Age of unreason (2019) parce que j'ai le sentiment que l'on y a synthétisé tout ce que l'on a appris sur l'écriture depuis How could hell be any worse ? (1982).
Combien de temps après Suffer t'es-tu rendu compte que de nombreux groupes commençaient à sonner comme Bad Religion ?
Pas juste après la sortie en tout cas (rires). En 1988, on n'avait vendu que 600 copies de Suffer. Ce n'était pas un album qui fonctionnait. Mais fin 88, Maximum Rock'n'roll et Flipside, deux des publications californiennes les plus influentes et respectées, avaient mis Suffer en couverture en disant qu'il s'agissait de leur album de l'année. On était en train de travailler sur No control et d'un coup, tout le monde disait "Suffer est ce que Bad Religion fera de mieux dans sa carrière". On s'est mis en tête de faire mieux du coup ! Quand Suffer a vraiment commencé à décoller, on enregistrait Against the grain. Les gens ont pris conscience de ce que l'on faisait depuis déjà deux albums. Quand de nombreux groupes ont commencé à nous ressembler, je m'amusais à dire "Il y a beaucoup de Bad Religion mais nous sommes le meilleur des Bad Religion".
On est tous capable de reconnaître une chanson de Bad Religion dès les premières mesures. Tu perçois ça comme une force ou une malédiction ?
C'est un peu des deux. Même quand on fait une reprise, elle finit par ressembler à du Bad Religion. On ne sait rien faire d'autre (rires). Quand Brian (Baker) est arrivé dans le groupe avec son feeling de guitariste très East Coast, je me souviens que l'on s'est assis pour lui montrer nos parties de guitare. Et il avait expliqué : "je n'ai jamais joué comme ça". En revanche, en le regardant faire ses plans, je me disais "mais je ne connais pas du tout ces rythmes". D'un coup, le groupe a eu un feeling côte est/côte ouest. J'avais le sentiment que l'on était devenu international (rires).
Tu ressens cette ADN californienne dans Bad Religion ?
Oui. On est forcément un produit de notre environnement géographique.
Cela vient des groupes que vous écoutiez aussi ?
Je n'en sais rien. Cela doit forcément être ça même si les groupes que l'on écoutait au départ étaient les Ramones, les Jams, les Jet Boys. Ils n'étaient pas des groupes de la côte ouest. Nos contemporains eux l'étaient, comme Adolescents, TSOL, Social Distortion. Mais on ne jouait pas vraiment comme eux. Pour moi, le son de Bad Religion vient de cette habilité de Pete Finestone (batteur de 1984 à 1991) à jouer ces rythmes "galop". C'est presque un rythme country sauf qu'il va à 130 à l'heure. C'est cette chaloupe qui nous a permis de bâtir notre propre son. Ce rythme est devenu la marque de fabrique de Bad Religion. Chacun de nos batteurs par la suite savait qu'il lui fallait connaître ce rythme. C'est essentiel. J'ai appris à jouer de la basse pour remplir les blancs de ce galop.
L'autre marque de fabrique indissociable à Bad Religion est la voix de Greg Graffin. Sans oublier son phrasé qui est à part.
Oui. Un jour Brett m'a dit avoir constaté que la voix de Greg était à la fois mélodique et percussive. Greg a cette capacité à énoncer des mots à une vitesse de haut vol. La plupart d'entre nous ne sommes pas capable d'enchaîner autant de mots à cette vitesse tout en étant compréhensible. Greg peut. Il est percussif et, en même temps, c'était le meilleur des chanteurs. Il ne crie pas, il chante vraiment des mélodies. Quand Brett en a pris conscience, il s'est rendu compte que cela nous ouvrait tant de possibilités. Notre son s'est bâti entre Suffer en 1988 et Recipe for hate en 1993. Recipe for hate a été la première vraie représentation de qui nous étions. La suite n'a plus été de faire évoluer notre son mais d'écrire de meilleures chansons.
J'ai découvert Bad Religion grâce à Recipe for hate. D'abord via le logo que je trouvais vraiment intriguant et que je voyais sur quelques sacs à dos dans mon lycée, puis par la présence d'Eddie Vedder de Pearl Jam sur deux morceaux. A quel point votre logo a-t-il contribué à faire connaître le groupe selon toi ?
Il a été essentiel. Quand on a choisi le nom Bad Religion, on n'avait aucune idée de ce que cela voulait dire. C'était juste deux mots réunis qui nous plaisaient et qui sonnaient bien ensemble. Assemblés, ils avaient une connotation dangereuse et troublante. Il ne faut pas oublier que l'on avait 15, 16 ans (rires). On a beaucoup débattu sur les logos des groupes. On savait à quel point il était facile de graffer les quatre barres du logo de Black Flag ou le DK de Dead Kennedys, alors que tu ne pouvais pas le faire avec le "skanking man" de Circle Jerks à moins d'être vraiment talentueux. Brett a dit qu'il fallait que notre logo soit facile à graffer et il a proposé celui de Bad Religion. On s'est tous dit "c'est le bon", en étant sûrs qu'il allait énerver pas mal de monde (rires). Il a été facile à sticker et à graffer partout et il est très vite devenu associé à Bad Religion. Indéniablement, il a contribué à attirer les gens vers notre musique.
Votre premier concert a été en première partie de Social Distortion. Quel souvenir en gardes-tu ?
On avait un autre concert de prévu avant mais le type du club n'était jamais venu nous ouvrir les portes (rires). On avait déjà joué devant des copains dans le jardin de Jay, notre premier batteur. Mais là c'était notre premier vrai concert en dehors de notre garage. C'était terrifiant. Je crois que j'ai vomi avant de monter sur scène (rires). J'étais terrifié et en même temps, c'était incroyable. Cela a été le début de cette addiction à cette expérience tellement cathartique. Tu veux crier, sauter, vomir, tomber sur la tête, gesticuler. Une fois la fin du concert, on s'est dit "il faut que l'on en fasse d'autres".
À quel point était-il difficile de jouer à l'époque ? Si j'ai bien compris, pas mal de lieux fermaient à cause de la violence du public.
Pas encore à nos débuts en 1981. Cette violence est arrivée en 1983. On a eu deux ans pour s'entraîner avant que la merde n'arrive. En toute honnêteté, on n'aurait jamais pu faire ces premiers concerts sans les Adolescents et les Circle Jerks. On était devenus amis dès le début et à chaque fois qu'ils avaient un concert, ils voulaient que l'on joue. Cela a été important dans notre apprentissage de la scène et dans notre façon d'interagir avec le public. Ces deux groupes ont été nos guides et professeurs. Je ne sais pas s'ils croyaient en nous ou s'ils étaient juste là au bon moment mais ces deux groupes ont été essentiels lors de nos premières années.
Parmi tous ces groupes des années 80 devenus légendaires, lequel était le plus impressionnant sur scène ?
Pour moi, c'était Black Flag avant Henri Rollins. C'était le groupe le plus intimidant, le plus intense. Le meilleur de nous tous était les Adolescents. C'est celui qui jouait le mieux et qui avait le plus de talent. Ils étaient tellement bons. J'ai commencé Bad Religion à 15 ans. Avant, j'étais dans le rock'n'roll, je suivais Quiet Riot avec Randy Rhoads ou un guitariste comme Rick Derringer (qui a joué avec Alice Cooper, Johnny Winter). Je savais ce qu'était un bon musicien. J'aimais le punk rock car c'était sale et pas très bien joué, ce qui était parfait pour moi car je pouvais le jouer. Mais quand tu voyais les Adolescents en pleine puissance, tu découvrais un véritable bon groupe. Personne ne pouvait les atteindre.
Tu étais skateur à cette époque. T'arrivait-il de côtoyer les Dogtown Boys ?
Non, je ne trainais pas avec eux, ils étaient terrifiants. Parfois ils venaient au Skatercross Park (à Reseda, quartier au sud de Los Angeles) où je trainais. J'étais le petit gamin là-bas, qui se disait "Mon Dieu, ces mecs sont dingues !". J'ai appris à les connaître plus tard. Ce n'étaient pas des brutes mais ils n'en avaient juste rien à foutre. Ils n'avaient aucun respect pour eux-mêmes ou pour quiconque. Pour eux, c'était "on emmerde tout le monde". De mon point de vue de gamin, c'était dément ! (rires).
Parlons de la signature sur Atlantic qui vous a valu énormément de critiques. Es-tu heureux qu'elle soit arrivée à une période où il n'y avait pas de réseaux sociaux ?
Oui, même s'il est impossible de comparer et de se dire "et s'il y avait eu ça et ça, comment cela se serait-il passé ?". Ce que je sais, c'est que nous étions alors dans une position où quelque chose devait changer. On était en pleine évolution mais on n'avait pas les capacités mentales de faire tout ce que l'on fait nous-mêmes aujourd'hui. En ce qui concerne les réseaux sociaux, ils auraient certainement leur importance si j'avais 14 ans mais je ne les ai plus depuis longtemps (rires). Ce n'est pas la réalité. On le sait tous. Je n'aimerais pas être un nouveau groupe aujourd'hui. Je n'imagine même pas la difficulté à évoluer au milieu de milliers d'autres groupes qui sont exactement comme toi. Quand j'étais vraiment jeune, la vie de musicien paraissait cool mais on se disait qu'il fallait être fou pour la suivre. Il n'y avait pas de récompense. C'était juste de l'art. Les groupes jouaient dans un club de merde devant 80 personnes et j'étais l'une de ces personnes. Cela ne donnait pas envie. Quand j'ai eu l'occasion de former Bad Religion, il n'y avait pas de Nirvana, de Green Day. Le top de ce que tu pouvais espérer, c'est être Black Flag, c'est à dire de jouer devant 100 personnes au maximum. Être un musicien n'était pas une carrière. Personne ne gagnait de l'argent. Tu devais bosser pour te permettre de jouer dans ton groupe.
Tu écoutes toujours beaucoup de nouveautés ?
J'essaie. Moins ces derniers temps mais en tournée on me donne pas mal de démos. J'en écoute beaucoup mais honnêtement, je dépasse rarement la première chanson. Je trouve cela génial qu'autant de gens veulent faire du punk rock mais je suis à la recherche d'autres choses, de groupes qui me bousculent. Le conseil que je donne à tous les groupes, qu'importe qui ils sont, est que le but est de rester ensemble suffisamment longtemps pour que le public te trouve. Il y a forcément une fanbase quelque part pour toi, que tu sois bon ou merdique. Il y aura toujours des gens qui aimeront ce que tu fais. Si je n'aime pas, tu t'en fous. Personne n'aimait Bad Religion au début. On nous disait "mais vous êtes nuls !". Et pas dans notre dos, on nous balançait des "Fuck you !" en pleine face (rires). Les derniers groupes que j'ai aimés et que j'écoute chez moi sont Plague Vendor, Emily Davis and The Murder Police et Dave Hause. On les a emmenés en tournée et je les admire vraiment.
Il s'est écoulé six ans entre True north et Age of unreason alors qu'à une période vous enregistriez un disque tous les trois ans. Il se passe de plus en plus de temps entre chaque album.
Je sais. Ce n'est pas intentionnel. La vérité est que l'on a 280 chansons. C'est vraiment beaucoup. Certaines sont vraiment spéciales. À ce stade, on ne veut plus écrire un disque qui sonne comme l'un des précédents. Quand on me dit, il est temps que le prochain disque sonne comme Suffer, je réponds "non, pas la peine, va plutôt racheter Suffer". Je n'ai pas envie de ça. Greg et Brett non plus. Je vais t'expliquer comment on fonctionne désormais. Quand on a fait The dissent of man, Brett avait composé pas mal de chansons sur une guitare acoustique parce qu'il passait alors pas mal de temps avec sa guitare acoustique. On a enregistré le disque, on l'a tous beaucoup aimé mais Brett nous a dit le jour de la sortie de The dissent of man "on doit faire un autre disque". Parce qu'il a eu la sensation que ce n'était pas ce qu'il voulait faire. Ce n'était pas le disque dont il avait envie. Il a alors eu une conversation avec Tom Waits qui venait de sortir un disque incroyable sur Anti. Brett lui a demandé : "Comment est-ce que tu as fait pour que ce disque soit si génial ?". Tom lui a répondu : "Limite-toi dans la durée". Même en tant que groupe punk avec Bad Religion, on composait des chansons de plus de 3 minutes. C'est une fucking long punk rock song. Tom a dit : "2 minutes. Ne dépasse pas 2 minutes. Le reste c'est de la merde". C'est ainsi que True north est arrivé. True north est un retour aux sources avec ces chansons courtes et directes. On en était tous très contents. A sa sortie, on s'est dit "si c'est notre dernier album, parfait. Cela nous convient". On envisageait vraiment que ce disque puisse être notre dernier. On avait tous des familles, d'autres occupations et Bad Religion n'est plus notre priorité comme avant. Ce disque était l'épitaphe parfaite pour une carrière riche en albums et en chansons. Mais lors des trois années suivantes, le climat politique a changé. Pas qu'aux Etats-Unis mais dans le monde entier. Il y a eu un basculement vers la droite, la montée d'une haine envers les autres. Beaucoup de haine. Notre société se retrouve à reculer. Greg a commencé à écrire des paroles et des idées de chansons, il en a ressenti le besoin. On était en tournée à ce moment en Asie, en Amérique du Sud, aux Etats-Unis et on prenait conscience de ce changement et l'arrivée de cette philosophie agressivement nauséabonde. Brett non plus ne voulait pas rester assis à ne pas réagir et s'est mis à composer ce qui a donné notre album de 2018. Une fois ce disque fini, encore une fois, on a eu le sentiment d'avoir mis tout ce que l'on avait à dire dans ces chansons. Age of unreason peut être le dernier album de Bad Religion. Quand on nous demande à quand le prochain disque, j'ai envie de répondre que cela dépend de ce qu'il se passera dans le monde.
Qui chez Bad Religion collectionne tout ce qui concerne le groupe ?
Bobby Schayer (batteur de 1991 à 2001). Bobby a tout. Si on cherche quelque chose, on sait qu'on peut lui demander.
Parles-tu d'Epitaph avec Brett ? T'arrive-t-il de lui dire : "cet album est génial, par contre celui-ci, c'est vraiment de la merde, pourquoi tu as signé ce groupe" ? Vous avez ce genre de conversation entre amis ?
Non. Epitaph a eu deux vies. La première est celle qui a démarré quand on a sorti notre premier 7 inch. Cette vie a pris fin avec Peace thru vandalism des Vandals (1982). Puis Epitaph a sombré avec Into the unknown et ne valait plus rien du tout. Brett a commencé à produire des groupes en studio. Quand il a réanimé Epitaph en 86-87, c'était juste une façade pour que d'autres groupes puissent sortir leurs albums. Mais Epitaph n'était pas réellement un label. Ce n'est qu'avec L7 et Suffer de Bad Religion qu'Epitaph tel qu'on le connait a commencé à exister. A partir de là, Epitaph est 100% Brett Gurewitz. Toutes les décisions prises ont été les siennes. J'y ai travaillé pendant 10 ans de No control à Recipe for hate. Certains des groupes signés étaient incroyables comme The Offspring, NOFX, Rancid... Je suis ensuite parti d'Epitaph car Bad Religion prenait tout mon temps. Par la suite, les signatures de Brett... comment expliquer ? Beaucoup de nos amis nous demandaient "mais pourquoi vous ne sortez pas notre disque ?". Je les regardais dans les yeux en répondant : "C'est un business. On n'est pas là pour se faire des amis. Il n'y a aucun intérêt à investir de l'argent dans ton disque si on ne va pas en vendre". C'est aussi une façon détournée de dire "mec, ton groupe n'est pas si bien que ça" (rires). Epitaph n'était pas un hobby. C'est un business. Initié par la passion certes, et il l'est toujours, mais il y a une réalité économique. Brett et moi prenions ce métier au sérieux. Après Bad Religion, Brett n'a signé que des groupes qui pouvaient faire tourner son business. Il y a toujours des exceptions, des paris, des coups de cœur bien sûr. Mais il ne signait pas des groupes pour faire enrager les gens. Sur les Warped Tour de 98 à 2006, Bad Religion, NOFX, Pennywise, on était les rois. A partir de 2010, ce n'était plus le cas. Les groupes qui étaient en tête d'affiche et qui ramenaient le plus de monde étaient les groupes que Brett signait. On pouvait bien dire "c'est quoi ces groupes de merde ? Ces faux punks, ces vendus, cette musique pour ados ?" mais la vérité, c'est que Brett a senti le vent tourner et a su placer son label sur ce qui allait devenir populaire. En tant que business, si tu es là pour te faire des amis, tu ne tiens pas longtemps.
Il est certain que l'on ne peut pas accuser Brett d'être un mauvais businessman.
Complètement. C'est un des types les plus intelligents que j'ai jamais côtoyé. Ses intentions valent de l'or.
Dernière question un peu plus légère. Si tu devais enterrer un cadavre, quel membre de Bad Religion appellerais-tu pour te venir en aide ?
Jamie (Miller, batteur actuel) (rires). Oui, sans aucun doute. Jamie est très doué pour dire "ah non, je n'ai rien vu" (rires). Et il est plus jeune. Il pourrait se servir de la pelle de manière plus efficace que moi !
Merci encore pour cette conversation Jay.
Merci à toi. On a tellement hâte de repartir en tournée et de venir en Europe. On devrait rejouer cet automne aux US puis en 2022 par chez vous. J'adore tellement la France. Je viens avec ma femme à Paris tous les ans pour profiter de la ville, de l'art, des bons restaurants. Ça nous manque tellement. On croise les doigts que le monde reprenne. Rien ne remplace l'énergie, l'adrénaline, la communion, la camaraderie que l'on ressent lors d'un concert. On ne se rend pas compte de l'importance que cela a dans nos vies, que l'on soit musicien ou fan de musique, avant qu'on nous l'enlève. L'idée de retraite est réelle et forte pour un groupe avec notre parcours, on va finir par ralentir, mais que là tout s'arrête comme cela, non. C'est no way ! Je ne veux pas m'arrêter. Pas comme ça.
Merci à Jay et aux Bad Religion, merci aussi à Gui de Champi, Guillaume Circus et Stéphane Cupillard.
Publié dans le Mag #47