Le 11 juin, j'étais au cinéma L'Entrepôt, au cœur du 14ème arrondissement de Paris, invité par Valentin de Roadrunner Records (merci !) pour assister à la projection exclusive de Turnstile : Never enough, le long-métrage visuel qui accompagne le nouvel album du groupe rock hardcore originaire de Baltimore. Une journée caniculaire, moite, où l'asphalte semblait vibrer au rythme d'un été déjà bien installé. Et pourtant, c'était la température idéale pour plonger dans l'univers incandescent de Turnstile. Un film à la fois fiévreux et introspectif, parfait pour ouvrir une saison qu'ils marqueront très probablement de leur empreinte sonore et visuelle. Dès les premières secondes du film, j'ai senti que ce ne serait pas un simple enchaînement de clips, ni une banale performance filmée. Téléphone sur les genoux pour suivre les paroles, j'ai choisi de me laisser porter par cette expérience immersive totale. Turnstile : Never enough est un voyage audiovisuel de 44 minutes, une œuvre hybride entre le film d'art, le vidéoclip et le concert performatif. Réalisé par Brendan Yates (chanteur du groupe) et Pat McCrory (guitariste), il est à la fois une déclaration esthétique et une plongée organique dans les émotions qui traversent leur nouveau disque.
Le film repose sur une alternance de registres visuels et sonores. Certaines séquences vibrent d'un éclat coloré, saturé, presque hallucinatoire avec des scènes de concert stylisées, de danse libre, de gestes captés dans un mouvement perpétuel. C'est dans ces moments que s'enchaînent les titres les plus immédiats, les plus nerveux et qui plantent instantanément le décor : groove implacable, production dense, sensibilité pop dissimulée sous des couches abrasives de guitare et de batterie. On retrouve l'énergie live de Turnstile, mais filtrée par une vision presque surréaliste. Les corps sont en transe, la caméra épouse les soubresauts du rythme, les couleurs explosent comme sur un mur de graff. Mais ce qui frappe peut-être encore plus, ce sont les contrastes. D'un moment à l'autre, le film nous plonge dans des tableaux contemplatifs, en noir et blanc ou aux teintes délavées, où les morceaux ambient ou plus introspectifs prennent le relais. Ici, Turnstile convoque une autre grammaire visuelle : théâtrale, presque sacrée. Des visages figés dans le silence, des gestes suspendus, des espaces vides pleins de sens. L'écho des morceaux résonne comme une méditation sur le manque, la mémoire, le deuil ou la perte de repères. On passe alors d'un hardcore incandescent à une forme de soul moderne, texturée par des nappes électroniques, des lignes de basse sinueuses et une voix en murmure. Le film ne suit pas une narration linéaire, mais plutôt un fil émotionnel. Chaque chanson devient un chapitre, une fenêtre ouverte sur une humeur, un souvenir ou une quête. Turnstile n'illustre pas ses paroles de manière littérale : ils les traduisent en images sensorielles. C'est cette liberté de lecture qui rend le film si captivant.
Côté réalisation, Yates et McCrory impressionnent. Ils alternent caméras portées fébriles et plans fixes d'une beauté picturale, flirtant parfois avec l'abstraction. Les textures (pellicule 16mm, numérique haute définition, effets de lumière stroboscopiques ou flous chromatiques) évoquent autant le cinéma indépendant américain que les grandes fresques musicales à la The wall de Pink Floyd ou bien le Koyaanisqatsi de Philipp Glass réalisé par Godfrey Reggio. On pense aussi à certains travaux de Janelle Monáe ou même à Blonde de Frank Ocean dans sa version visuelle. Les plus malicieux ont comparé la scène colorée qui sert d'affiche au film à un live de Jimi Hendrix.
Never enough, l'album, est sorti par surprise le 6 juin 2025. Il comprend 14 titres, mêlant rage punk, envolées soul, interludes ambient et grooves empruntés au funk, au post-punk ou même au R'n'B alternatif. Turnstile y poursuit la mue déjà amorcée avec Glow on en 2021 : un refus de se laisser enfermer dans les codes du hardcore, une volonté de transcender les genres. Sur grand écran, cette quête devient manifeste. Le film s'achève sur le titre "Breathing out", qui résonne comme une libération, une expiration lente après un périple mouvementé. On sort de la salle presque étourdi, mais apaisé. Turnstile a réussi son pari : offrir un film qui n'illustre pas seulement leur musique, mais qui la prolonge, la réinvente, la rend visible. En sortant du cinéma, Paris vibrait encore sous la chaleur. Mais cette moiteur n'était plus désagréable : elle prolongeait en quelque sorte la sueur collective, la beauté sauvage et l'urgence poétique de Turnstile. On sait rarement, en juin, quel sera le disque qui nous accompagnera jusqu'en septembre. Cette année, je le sais déjà. Never enough est bien plus qu'un album : c'est un manifeste, une œuvre totale, une brûlure joyeuse.
Publié dans le Mag #66





