Saad Jones a écrit et sorti un roman "comme un grand", sans l'aide de personne (ou presque), et c'est une grande réussite ! Comme ce genre de projet est plutôt rare, il nous fallait impérativement en savoir plus...
Le nom d'auteur est un pseudo, pourquoi ce choix ?
S(a)ad Jones est mon pseudo, mon nom de plume, comme d'autres s'appellent Cronos ou Marylin Manson. Ce nom me permet à la fois de me cacher et de me révéler.
J'ai choisi le prénom de S(a)ad car il porte une ambivalence intéressante: "Sad" en anglais veut dire "triste", et "Saad" en arabe veut dire "heureux". Dans ce prénom, une lettre seulement sépare ces deux émotions universelles. J'aime cette ambiguïté, ce rapport à l'humain et à l'écrit.
J'ai choisi "Jones" comme nom pour sa connotation internationale et sa banalité. On connait tous un "Jones", que ce soit "Indiana" ou "Adam" (le guitariste de Tool).
Qu'est-ce qui t'a donné envie d'écrire ?
Je suis un peu touche-à-tout (peinture, architecture, musique...) et j'ai passé ma vie à créer, avec plus ou moins de succès. Depuis une dizaine d'années, je voyage beaucoup et écrire est devenu le seul moyen pour moi de continuer à créer, raconter des histoires et en jouir. J'écris donc souvent avec mon ordinateur sur les genoux, dans des trains et des aéroports.
Cependant, j'ai découvert que l'écriture m'offrait une liberté incroyable, donc je ne peux plus m'en passer.
Le roman est très documenté notamment sur les "manies" des musiciens, tu joues d'un instrument ?
Je suis moi-même batteur et ai joué dans quelques groupes de heavy et de death metal en amateur, en France et à l'étranger. Je n'ai jamais été un grand batteur mais j'ai tourné un peu et fréquenté des tas de musiciens différents que j'ai pu observer.
En tant que batteur, il est vrai que pour moi il était plus facile de décrire le "tuning" d'une batterie que le branchement d'une basse sur son enceinte. J'ai récemment commencé l'écriture de mon second roman qui a pour héroïne une guitariste, et pour cela je suis allé gratter des guitares pour ressentir des sensations que je pourrai retransmettre à travers des mots.
Les petits détails, c'est le fruit de recherches ou ce sont de simples connaissances ?
Un peu des deux. C'est parfois une photo sur la page Facebook du Hellfest, une vidéo sur Youtube ou une interview dans un magazine. Cela peut aussi être un souvenir de concert dans ma jeunesse, en tant que musicien ou spectateur, ou la visite d'une salle de spectacle, de ses loges, de ses couloirs, de tout ces espaces invisibles pour la majorité des fans.
Pourquoi avoir choisi des héros anglais ?
J'ai passé une grande partie de ma vie en Angleterre, et je pensais y rester longtemps jusqu'au Brexit (car dorénavant, je me prépare à partir). Il était donc naturel pour moi de placer mes personnages dans les rues de Londres et de Birmingham.
Mais il y a une autre raison, bien plus metal : J'ai découvert très tardivement Black Sabbath, et pour moi, cela a été un choc, une révélation : le metal est né dans les doigts de Tony Iommi, et placer une partie de mon roman dans la banlieue de Birmingham, dans le quartier où il est né, était une évidence.
Le début du livre m'a d'abord fait penser au Bataclan puis à Dimebag Darrell, y-a-t-il eu un élément déclencheur réel pour écrire cette histoire ?
Le prologue et l'histoire de mon personnage Dan sont directement inspirés du meurtre de Dimebag Darrell, car il fait partie de la "mythologie" metal, et me permettait d'accrocher le lecteur dans une spirale dramatique familière, pour ensuite le mener vers d'autres questionnements.
Le roman était déjà presque terminé quand sont intervenus les événements du Bataclan. Le plus étrange est que des personnes présentes au Bataclan, cachées dans les toits, connaissaient déjà mon scénario.
Comme tous les français et les musiciens du monde entier (et au-delà), j'ai été très marqué par l'attaque du Bataclan. À cette époque, j'écoutais Meliora de Ghost, et pour moi le titre "Cirice" sera toujours lié à cet acte de barbarie. J'en frissonne à chaque fois.
Et pour le côté "star qui pète un câble", tu as pris des modèles ?
Dans mon esprit, mon héros Tilio a les traits d'un frontman de metal célèbre (je préfère ne pas le nommer et laisser les lecteurs se faire leurs propres images) mais ce "pétage de câble" n'est pas basé sur une réalité, sinon mon expérience personnelle et les chocs culturels que j'ai pris en pleine poire durant tous mes voyages.
La violence semble omniprésente et la plupart des rapports humains toujours très tendus, tu n'as pas eu peur de tomber dans une forme de caricature ?
Nous, les metalleux, aimons être caricaturés, nous aimons faire peur, paraître détachés du monde, plus virils, plus méchants que les autres, en nous habillant de noir on en faisant des grimaces ou du bruit. Peut-être que certains lecteurs n'aimeront pas mon roman car j'ai cherché à montrer ce qui se passe derrière ces postures : la pudeur, la sensibilité, la détresse.
La violence dans mon roman est omniprésente mais elle prend plusieurs formes : celle du fan (le croyant) qui se sent trahi par ses idoles, celle du leader du groupe (l'ambitieux) qui est capable de tout pour faire de son groupe le plus grand du monde, et celle que s'inflige lui-même le héros, en se droguant puis en se heurtant à une réalité qui le dépasse, et à laquelle il peut réagir par la violence.
Une partie du récit se déroule au Liban, c'est un pays auquel tu es attaché ou qui cadrait juste bien avec ce que tu voulais raconter ?
Mon scénario original comportait des scènes dans un pays imaginaire semblable au Liban, puis le pur hasard a fait que j'ai vécu quelques années à Beyrouth. Le Liban, ce pays extraordinaire a changé ma vision du Monde, de l'Homme, de la vie, de la religion, de la politique, de la guerre et de la violence. J'ai eu aussi la chance de voyager dans de nombreux pays en Afrique et au Moyen-Orient, dans des pays du tiers-monde et des dictatures. Je ne m'en suis jamais remis.
Quelques textes sont ceux "d'articles de presse", que penses-tu du niveau de rédaction des webzines ?
Pour l'écriture de Violent instinct, je me suis inspiré de vieux magazines metal de mon adolescence, et j'ai imaginé comment leurs contenus formatés (toujours les mêmes questions/réponses) pouvaient déraper. Vingt ans plus tard, en faisant la promotion de ce roman, j'ai découvert que le journaliste metal avait évolué, qu'il était plus diversifié et plus précis, peut-être plus libre grâce aux réseaux sociaux, je ne sais pas...
Ton écriture est très soignée avec un vrai travail littéraire, combien de temps t'as pris l'écriture du livre ?
J'ai commencé à penser les contours du scénario il y a une dizaine d'années, j'avais même commencé à dessiner pour publier cette histoire en bandes-dessinées (j'ai toujours les trois planches). L'écriture m'a pris presque quatre ans, sachant que j'avais une vie personnelle et professionnelle à gérer à côté. Avec l'expérience acquise, je pense que je sortirai mon prochain roman dans deux ans.
Es-tu du genre à passer et repasser sur certaines phrases pour les corriger et les améliorer ?
Je me sens plus un conteur qu'un écrivain. Pour moi une phrase doit "sonner" et le texte avoir du rythme. C'est peut-être dû à mon expérience de musicien et de batteur.
Les fautes d'orthographes et de grammaire, c'est autre chose.
Quels sont tes auteurs préférés ?
Je suis un fan inconditionnel d'Albert Camus. Il y a une pudeur dans ses personnages de roman qui me touche particulièrement.
Camus est aussi marqué par les différences de culture des deux côtés de la Méditerranée, penses-tu que cela influence l'écriture ?
Je dois avouer que pour moi, lire Camus a toujours été comme entrer dans un demi-sommeil, un rêve éveillé dont je ne me rappelle presque rien en ouvrant les yeux. Je n'en garde que des impressions. Avant que je sois moi-même un expatrié, j'ai toujours ressenti chez Camus une sorte de malaise à être un hybride (du-moins une interrogation), un peu d'ici et un peu de là-bas (selon l'endroit où on se trouve). Pour ma part, quand je suis en Angleterre, je suis le "Français", et quand je suis en France, je suis "l'Anglais", et cela a été pareil dans tous les pays ou j'ai habité.
La couverture est très belle et a en plus du sens, qui est en le responsable ?
J'ai tout fait de A à Z. Je souhaitais une couverture simple (un œil) mais avec une référence au metal et à ses fans (les cornes du diable). Des graphistes "non-metalleux" m'ont dit que cette couverture ne faisait pas du tout metal, qu'elle était trop propre. Quand on parle de caricature.
Cet œil me fait un peu penser à Sauron qui est bien plus métal que pop ! Plus sérieusement, l'idée de l'œil qui regarde mais qui est aussi un reflet est excellente.
L'utilisation de l"œil" dans des couvertures et des pochettes est relativement banale, mais j'aime bien l'aspect simple et rond de sa forme. Malgré cette simplicité, quand on en regarde un œil en gros plan ou à l'aide du microscope, on comprend que c'est un organe d'une complexité extrême, je le sais car j'ai d'abord essayé d'en peindre un avant de le travailler sur ordinateur... C'est peut-être une métaphore du metal : un simple bruit pour certains, un univers complexe et riche pour d'autres...
L'œil bleu de ma pochette et ses "devil horns" dans l'iris peuvent être aussi interprétés de différentes manières : tu y as vu des reflets, j'y vois l'iris d'un passionné, d'autres on vu une scène centrale (la pupille) entourée d'un public...
Est-ce que cette couverture a séduit au-delà du monde du metal ?
Je ne suis pas sûr que cette couverture plaise en dehors du metal, car j'ai fait le choix graphique de ne placer qu'une partie de mon œil sur la couverture, on ne voit l'oeil entier que si on déplie le livre, et le titre est relativement petit. Dans le monde de l'édition, je pense qu'on m'aurait sans doute demandé de placer mon oeil au centre et en entier, et de mettre le titre en plus gros... Si tu regardes cette pochette de loin, tu ne voit qu'un iris bleu sur un fond noir... cela a plus sa place dans une boutique metal que dans une librairie...mais je me trompe peut-être...
Peut-on dire que tu es en "autoproduction" ?
Oui, complètement. Je pensais qu'aucun éditeur ne serait intéressé par publier un roman sur le metal, donc j'ai décidé de tout faire moi-même par l'intermédiaire de Createspace d'Amazon.
J'ai une totale liberté sur mon œuvre mais je dois faire toute la promotion depuis chez moi. Dans la vraie vie et sous mon vrai nom, je n'ai aucun lien avec le monde de l'édition et du journalisme, donc je découvre un autre monde.
Cependant, je dois avouer que dans la communauté metal, je rencontre des personnes fascinantes. Et j'ai même eu la chance de correspondre avec certaines de mes idoles.
Trouver un éditeur est plus complexe qu'un label ?
Je ne peux pas vraiment répondre à cette question car je n'ai jamais cherché à contacter ni l'un ou l'autre. À mon avis le problème est le même, surtout avec les moyens que nous offre dorénavant la technologie : jusqu'où peut te mener la liberté artistique ?
À quoi juge-t-on de la réussite d'un livre sur le metal ?
Si tu mets à part le nombre des ventes, je dirais que chacun trouve sa propre satisfaction dans l'art, que ce soit en musique, en littérature ou en peinture.
Personnellement, je suis heureux quand des lecteurs me parlent de mon roman comme un univers dans lequel ils se sont immergés, comme si cette histoire ne m'appartenait plus. Certains lecteurs m'ont parlé longuement de scènes qui pour moi sont parfaitement anodines, mais qui chez eux prennent résonance. C'est fascinant.
Pourrais-tu écrire sur un autre sujet que le metal ?
Je ne sais pas, mais pour moi le metal, par sa diversité et son impact sur la vie des metalleux, est un vecteur formidable pour raconter des histoires, toutes les histoires.
J'ai débuté l'écriture de mon prochain roman dont l'histoire commence en Afrique et qui parle des "racines", et le mot "metal" n'apparaît qu'à la fin du quatrième chapitre.
Merci à Saad Jones, ultra disponible et sympathique en plus d'être talentueux !