En mars, Eryn Non Dae a sorti un des meilleurs albums de l'année, il fallait forcément qu'on en sache plus sur sa création et la vie du groupe, pour cela Mickaël (bassiste mais aussi photographe puisqu'il a réalisé l'artwork) a pris de son temps pour répondre à nos questions...
Eryn Non Dae 2017
6 ans pour un album, c'est un peu long, non ?
Oui, tout à fait, c'est très long, et encore plus quand on réfléchit à la manière dont le monde fonctionne en 2018. Mais c'est notre rythme, il n'y a personne d'autre que nous qui puisse en décider autrement.
Est-ce que vous vous donnez une "deadline" ou alors vous composez jusqu'à ce que vous soyez tous contents des titres ?
Pour les trois précédents disques, il n'y avait pas de deadline, nous pouvions passer 6 mois ou plus sur un morceau sans nous soucier du temps qui passe, nous ne bookons pas de studio avant d'avoir 98 % de la musique écrite, maîtrisée et satisfaisante pour chacun d'entre nous. Pour Abandon of the self, ça a été très différent, certains événements personnels nous ont poussés à changer de méthode de composition, à briser un peu cette démocratie totale qu'il y avait jusque-là, mais d'un commun accord quand même ! Donc il y avait quelques inconnues jusqu'à la dernière minute pour cet album, mais ce sont des éléments qui participaient autant à l'excitation qu'au stress du studio. Et puis nous avons toujours préprodé chaque morceau avant le studio, il en est de même pour celui ci.
Comment réaliser un travail aussi minutieux ? Vous enregistrez vos répétitions, travaillez indépendamment les différentes parties, ajoutez les couches les unes après les autres,... ?
Pour les trois précédents enregistrements, tout se faisait en répét', de très nombreuses répét', parfois jusqu'à 4 par semaine pour Meliora si ma mémoire est bonne. Dans ces périodes, tout le monde est très focalisé sur son rôle dans le groupe, chacun travaille ses parties jusqu'à les maîtriser, puis nous enregistrons des préprods pour finaliser le chant, qui n'est jamais aussi travaillé que lorsque l'on peut l'écouter au propre, en dehors des répét'. Jusqu'ici, nous ressentions aussi le besoin de laisser maturer certaines choses en dehors de répétitions intensives, certaines parties doivent reposer pour se dévoiler plus tard, c'est parfois la seule manière de savoir si on est satisfait ou pas. Mais pour cet album nous avons travaillé très différemment, en petit groupe, souvent à deux. C'était une première pour nous mais certains morceaux n'existaient que sous forme de préprod jusqu'à quelques jours avant d'entrer en studio, sans que nous ne les ayons jamais joués en groupe. Cela nous a permis de construire les chansons différemment, en comptant moins sur la guitare.
Pour ce qui est de ta question sur les couches et les différentes parties, les chansons d'Abandon of the self fonctionnent souvent par vague, c'est à dire qu'un fil se déroule jusqu'à une certaine apogée, pas forcément en intensité, mais plus sous forme de résolution, de libération d'une tension, et cette écriture entraîne une construction plutôt horizontale, c'est à dire que nous avions plutôt tendance à faire évoluer une idée de départ plutôt qu'à rajouter des couches, même si cela reste un outil qu'on utilise souvent, il était plus question ici de tordre les sonorités jusqu'à un certain point nécessaire d'apaisement, de résolution. Je ne sais pas si c'est très clair mais nous avions vraiment décidé pour cet album de libérer certaines zones de notre spectre pour laisser passer plus d'interprétation, ceux qui connaissent déjà l'album comprendront sûrement cette idée, et pour les autres, et bien c'est le moment de s'y pencher ! (rires)
Le niveau d'exigence est-il source de "conflits" ?
C'est une question intéressante ! Le mot conflit est peut être un peu fort mais pas si éloigné de certaines situations effectivement. Ces conflits viennent souvent, je crois, du fait qu'on tente de déconstruire un peu à chaque fois le peu de choses que nous pensions savoir faire. Je veux dire qu'on sait très bien comment mettre en place une bonne partie à la machin, ou un bon riff à la truc, mais notre souci le plus récurrent est qu'on va tenter d'éviter les choses qui nous semblent évidentes, les choses qu'on arrive à mettre en place très rapidement... Et c'est étrange parce que je suis complètement d'accord avec ces mecs qui disent : "Si tu passes 3 heures sur quelque chose, c'est que cette idée n'est pas si bonne..." Et pourtant, nous n'avons fait quasiment que ça pour cet album, contourner nos zones de confort... Alors parfois l'un de nous se demande un peu où est ce que l'autre veut en venir, et le conflit dont tu parles vient souvent de là, pas que chacun bataille pour ses idées mais plutôt qu'il ne peut pas forcément accéder au cheminement de l'autre de manière immédiate, c'est un peu comme lorsque tu découvres un disque, ou un film un peu particulier, certaines œuvres ne te donnent pas forcément les raisons pour te dire que tu les aimes ou que tu ne les aimes pas, certaines choses ne sont pas là pour ça, mais pour incarner une volonté, celle de son auteur, et non pas pour te conforter dans ce que tu sais déjà. Nos conflits viennent souvent de là, je crois, de cette distance entre l'intention propre à une idée et ce qu'elle donne à percevoir à la personne qui la reçoit. Nous avons tous beaucoup de respect les uns pour les autres dans le groupe, et jusqu'ici, nous avons toujours réussi à nous entendre sur ce qu'on voulait entendre ou pas, même au prix de bien des débats.
Il y a des modifs en studio ?
Il y a une toute petite marge de manœuvre qui vient souvent du son lui même, il peut arriver qu'on transpose une partie à un autre endroit du manche pour en changer la texture, ou qu'on change un placement de voix laissé un peu free en préprod mais globalement, il n'y pas beaucoup de marge pour les changements une fois que nous pensons une chanson finie. Une crash ne remplacera jamais une ride par exemple ! Je dis un peu ça sous forme de clin d'œil car j'ai une attention maladive pour les parties de batterie, ce qui donne souvent lieu à des conversations longues et enflammées avec Julien notre batteur.
Vous devez adapter les morceaux pour le live ?
Pas vraiment, voire pas du tout, même. Pour le EP, Hydra lernaïa ou Meliora, chaque chanson n'avait qu'une manière d'être jouée, même si nous pouvions parfois rallonger des intro ou des outro pour les besoins d'une setlist, mais pour Abandon of the self, nous avons un peu dû nous repencher sur certaines choses, notamment sur la manière de déclencher ou de jouer certains samples, mais cela reste des petits détails qui n'intéressent que nous je pense...
Aussi bien dans le chant que pour les instruments, on peut trouver plein d'influences différentes, de variations tant dans le son que dans le rythme ou le phrasé, d'où vient cette nécessité d'être toujours "changeant" ?
Alors là... J'imagine que c'est un peu la peur de lasser l'auditeur, sans forcément nous rendre compte que tout passe très vite finalement... je ne sais pas, l'attention dans les phases d'écritures se place de manière très différente des phases d'écoutes. Lorsque l'on écrit ou compose, je pense qu'il est très difficile de s'abandonner aux effets qu'on tente pourtant de produire chez l'auditeur, alors peut-être qu'on cherche des moyens de recréer des accroches en s'imaginant qu'on va perdre l'auditeur si on traîne trop ? Je ne sais pas vraiment en fait, c'est juste comme ça que ça se passe... pourtant cet album nous semble beaucoup moins changeant et épileptique que d'autres, il nous semble qu'on a pris le temps d'installer de longues parties comme sur "Omni", "Abyss" ou "Stellar", on voulait laisser plus de place au chant et donc lui permettre de se développer sur la longueur, donc il nous semble que tout est plus installé, mais peut être que nous ne pouvons percevoir les choses aussi clairement que toi, par exemple...
Est-ce qu'il n'y a pas un peu de défi ? Genre "on va arriver à faire coller ces deux parties assez différentes dans le même morceau"...
Il y a toujours du défi oui, mais pas de ce genre-là, ou alors peut-être pour d'autres morceaux des anciens albums. Car pour Abandon of the self, chaque morceau est né d'une idée unique qui s'est développée sur la longueur, donc il n'y avait pas ce truc du plan qu'on a dans un tiroir et qu'on ne sait pas où caler. Quand défi il y a eu sur cet album, c'était plutôt celui de tenter de trouver des parties de guitare qui sortent un peu des réflexes guitaristiques habituels, je ne sais pas dans quelle mesure on y est arrivé ou pas, mais ça, c'était excitant et stimulant...
Peu de groupes vous ressemblent, quelles sont les comparaisons les plus flatteuses et celles que vous ne comprenez pas ?
Eh bien merci pour cette remarque ! Pour les comparaisons, je ne suis pas sûr que cela nous flatte vraiment, quand tu dis que peu de groupes nous ressemblent, ça, ça me flatte déjà beaucoup, mais je crois que c'est parce que nous ne fonctionnons plus par comparaison au sein de groupe depuis longtemps. Je veux dire qu'il n'est jamais question de faire comme untel ou comme un autre, alors du coup, cette espèce d'échelle pour se situer quand le doute pointe le bout de son nez ne nous sert plus trop depuis un bon moment. Pas qu'on ne doute de rien, c'est l'exact inverse, mais on cherche essentiellement à l'intérieur de nous-mêmes quand c'est le cas... Je ne sais pas si je suis très clair, autant il y a beaucoup de groupes et d'artistes que j'admire sincèrement, autant je pense que nous avons conscience des qualités d'Eryn Non Dae autant que de ses défauts, et donc aucun besoin de se comparer réellement à qui que ce soit.
Mais pour répondre à ta question concernant les comparaisons faites par les autres, je me rappelle de quelqu'un qui nous parlait d'Ulcerate une fois où nous jouions en Italie pour Meliora, et aucun d'entre nous n'avait entendu parler de ce groupe, nous avons donc écouté, et après avoir longtemps creusé, certains d'entre nous sont devenus très fans de leur musique, surtout Vermis pour ma part, et là, je comprends très bien la comparaison, même si notre musique est assez éloignée, l'humeur est très proche, je crois. D'autres comparaisons me semblent agréables comme Cult Of Luna ou Neurosis par exemple... Mais plus par la carrière et une certaine intégrité artistique que par la discographie entière. Une comparaison avec Fugazi nous a fait drôle aussi ! Ou "les Pink Floyd de l'extrême" aussi, c'était beau ça ! Sinon il y a le débat Meshuggah, autant je comprends bien les comparaisons avec notre premier EP, autant depuis Meliora je ne comprends plus trop, mais j'imagine que c'est un peu par fainéantise intellectuelle, on classe un groupe dans une catégorie, et on n'en reconsidère jamais la pertinence. C'est sans doute pour ça que The Gathering est encore un groupe de métal, ou bien encore Ulver, alors qu'il ne reste pas une once de métal dans leur musique depuis une éternité ! Bref, pour en revenir à Meshuggah, à part les mesure impaires... et encore Meshuggah joue le plus souvent en 4/4 avec des polyrythmies, je nous vois que très peu de point commun avec eux, il n'y a jamais eu de chant clair ou de blast dans Meshuggah, on dirait même qu'ils ont arrêté d'utiliser des accords depuis Nothing en 2001 ! Pour ne citer que ces éléments-là, et même si j'aime beaucoup ce groupe, cette comparaison me semble vraiment inadaptée, vraiment. Au moins autant que celle avec Gojira, je veux dire, si on écoute réellement cette musique et qu'on y réfléchit un peu plus loin qu'en terme de "y'a de la guitare et un mec qui gueule" je ne vois pas non plus pourquoi la comparaison avec Gojira, si ce n'est le fait qu'on soit Français ? Et même si là aussi, gros respect pour ces mecs et leur musique, il faut être un peu plus pointu la dessus, en tout cas à mon avis.
Il y a pas mal de bons retours venus de l'étranger, vous travaillez particulièrement sur les autres pays ou ils ont juste meilleur goût que les Français ?
(Rires) Je ne sais pas s'ils ont meilleur goût, et nous ne ciblons aucun territoire en particulier, nos capacités de promotion étant plutôt limitées. Je crois plutôt que tout est plus accessible maintenant grâce au net, et donc il n'y a plus de frontières à la diffusion. Les retours viennent de toutes parts, et c'est vraiment cool !
Aller jouer à l'étranger, c'est envisageable ou c'est trop compliqué et onéreux ?
Oh c'est déjà pas mal arrivé, jamais très très loin mais les pays frontaliers comme la Belgique, l'Italie, L'Allemagne, l'Espagne, le Portugal, l'Italie, la Suisse par exemple. Donc ça se fait, oui. Mais il est clair que c'est toujours hasardeux d'un point de vue financier, ce n'est pas plus compliqué que trouver des dates en France, peut-être même plus simple, car on bénéficie du coté "exotique" du groupe étranger, mais cela reste un pari délicat niveau thune... Je me rappelle d'une tournée en Angleterre pour Meliora qui nous a pas mal mis en difficulté, même si c 'était fun ! On aimerait jouer au maximum mais on a un peu l'impression que notre absence d'appartenance à une scène précise joue très fort contre nous justement...
Dans le livret, il n'y a que quelques extraits, alors une bonne phrase vaut-elle un texte ?
En terme d'intrigue, sûrement oui ! Cette décision vient du fait qu'on voulait donner plus d'importance au visuel cette fois. Nous avions la possibilité d'un livret plus important et nous voulions donc construire une imagerie très présente pour cet album. Certaines personnes nous on dit leur frustration de ne pas avoir les textes dans le livret, ce que je peux comprendre, mais ils sont disponibles sur le site du groupe, pour ceux que ça intéressent vraiment.
Le visuel est aussi important, comment avez-vous travaillé pour les photos ? Tu as eu carte blanche ou c'est une réflexion collective ?
Nous avons décidé que je m'en occuperai pour changer un peu. Je fais pas mal de photo et quand les autres membres du groupe tombent sur mes travaux, il y avait toujours un petit "Ah ben tu feras le visuel de l'album" qui partait, donc on sentait que le moment était venu. Nous voulions sortir des choses peintes ou dessinées utilisées pour Meliora, et nous diriger vers de la photographie. J'ai eu carte blanche pour l'esthétique mais les images sont des illustrations du concept développé par Mathieu dans les textes. Nous en avons pas mal parlé pendant l'écriture du disque et nous savions ce que nous voulions, en tout cas dans le fond. Pour la forme, la technique utilisée dictait ses propres règles, ce genre de photographie est vraiment un univers avec lequel je suis à l'aise. Nous avons réalisé ces images entre deux sessions d'enregistrement, avec quelques amis pour la logistique. Et finalement la photo utilisée pour la pochette est sortie un peu en dehors de ce que nous avions prévu, au milieu des négatifs, elle était là, évidente et claire pour nous. Le reste du visuel développe les textes plus profondément.
Vous bossez sur un clip, on peut en savoir plus ?
Nous sommes un peu frustrés des clips depuis longtemps, le premier réalisé par un cousin du batteur pour "The decline and the fall" nous avait tellement emballé qu'on a toujours eu du mal à trouver les moyens et les personnes nous permettant de proposer à nouveau quelque chose qui nous plaise et qui apporte un peu quelque chose à la musique. Mais cette vidéo réalisée en stop motion avait pris plus de six mois pour sa réalisation et je crois que cette expérience a été plutôt douloureuse pour son réalisateur... Il y a même un clip réalisé pour un morceau de Meliora que nous n'avons pas utilisé car nous ne le trouvions pas vraiment à la hauteur. Donc cette fois-ci, nous bossons à nouveau avec Manuel Rufié sur quelque chose que nous espérons à la hauteur de nos envies, nous verrons bien. Cela peut sembler un peu con d'attendre autant de choses d'une simple vidéo promo qui ne sera que très peu diffusée finalement, mais pour nous, cela reste un prolongement important de l'univers du groupe, et donc plutôt que de faire une vidéo pour faire une vidéo, autant qu'elle nous apporte quelque chose aussi en terme d'émotion visuelle. Tant qu'à faire !
Merci Mickaël, merci Eryn Non Dae !
Photo : DR
Publié dans le Mag #34