Quand il s'agit d'interviewer Porn, il faut se préparer mentalement parce que même une question anodine peut apporter une réponse demandant de la réflexion, Philippe adorant disserter et creuser au maximum ses idées. Si tu es prêt, on peut plonger.
Tu es un artiste protéiforme, est-ce que tu as un domaine d'expression préféré ?
Je n'en ai pas l'impression. J'aurais même tendance à dire qu'artiste protéiforme est un pléonasme en soi, ontologique. Il me semble que l'expression artistique, qui répond à une vision, peut revêtir tous les champs de l'art. Toutefois, l'ère industrielle, grosso modo depuis le 19ème tend à faire de l'homme un être monotâche, et les domaines artistiques ne sont pas épargnés. On vous accule à une étiquette : vous êtes peintre, musicien, boucher, pâtissier... Autrefois, les écoles d'arts enseignaient un grand nombre de techniques pour vous exprimer dans plusieurs disciplines.
Je suis autodidacte, mes connaissances techniques sont limitées. Du coup, il y a des domaines où je suis vraiment très mauvais, comme la peinture ou le dessin. En ce qui concerne la littérature ou la musique, j'aime vraiment les deux domaines. Je ne m'y exprime pas de la même manière. Je pratique aussi le jiu-jitsu brésilien, et je dois avouer, en toute sincérité, que les étranglements sont une manière de m'exprimer que j'affectionne. Il y en a de toutes sortes, d'étranglements...
L'écriture de romans, de nouvelles, d'articles est un travail très solitaire, est-ce que tu composes facilement avec les autres pour la musique ?
Je compose seul la plupart du temps. Et ensuite il arrive, suivant les morceaux, que d'autres personnes interviennent sur des arrangements. Sur cet album par exemple, Mehdi est intervenu sur des arrangements de guitare et Erwan, qui est également mon acolyte sur An Erotic End of Times, est intervenu sur des synthés et quelques guitares. Tout dépend de mon investissement dans un projet. Dans Porn, je fais quasiment tout tout seul.
Et pour les textes ?
Là, je suis seul maître à bord.
L'atmosphère est moins goth' que sur les précédents, An Erotic End of Times a aspiré cette influence ?
C'est étonnant car, pour moi, The ogre inside est notre album le plus gothique. Mais ça ne veut pas dire pour autant que j'ai raison. Nous sommes dans le domaine sensible, dans le ressenti et le gothique est une forme artistique à géométrie variable. Je me sens plus proche du gothique de Fields of the Nephilim que des Sisters of Mercy.
Dans An Erotic End of Times, c'est Erwan qui est aux manettes de la composition. J'interviens sur les arrangements et les voix. Et justement, je veux intervenir le moins possible pour que ce projet soit le moins imprégné de ma manière d'écrire. De fait, ce projet a peu de chances d'aspirer mes influences. Je dirais que tout est une histoire de ressenti. Dans une chronique, il est fait mention d'influences Rammstein, alors qu'avec tout le respect que j'ai pour eux, c'est peut être la dernière de mes influences... En musique, il n'y a certainement pas de réalité objective au delà de sa propre perception.
On peut dire que ce nouvel album est conceptuel ?
Oui, je pense. Le précédent l'était aussi, et c'est durant l'enregistrement de From the void to the infinite que m'est venu le concept de mon premier roman "Contoyen". From the void est un concept sur le voyage de la mort à la mort en quelque sorte. C'est un album plus froid que The ogre inside. Il est question de l'absence de sensibilité alors que dans The ogre inside, il est justement question de la gestion de l'hypersensibilité d'une certaine manière. De la gestion de cet ogre, cette bête de pulsion qui sommeille en nous ou qui nous tiraille et nous dévore.
La trame de l'album a été réfléchie avant la composition ou il s'est trouvé qu'au final il y avait des titres assez doux et d'autres bien plus violents ?
Au départ il y avait un peu moins d'une quinzaine de titres, puis il n'en est resté que neuf. J'ai enlevé des titres qui à mon sens ne servaient pas l'album comme il se devait. Il y a une progression, cet album est un voyage et je voulais que lorsque la dernière note retentit, l'auditeur n'ait qu'une envie, celle de mettre lecture à nouveau, de rentrer à nouveau dans l'univers de The ogre inside. Comme une spirale infernale et vicieuse, une boucle liminale qui t'extrait de la réalité et qui te retire du temps.
L'Ogre est métaphorique, qui est-il vraiment ?
L'Ogre c'est la pulsion de vie, la pulsion de mort. Je dirais que l'Ogre est le moi originel emprisonné par la convention sociale. Dans une certain mesure, l'Ogre est le "ça" psychanalytique. L'inconscient. Il n'est ni bon ni mauvais, la morale ne s'y applique pas. L'Ogre est votre mal-être, celui qui vous donne l'air si pathétique sur les réseaux sociaux. Il est cette absence d'estime de soi qui fait de vous une serpillière. Il est votre narcissisme abject qui n'est finalement que le renversement en sens contraire de votre pathétique complexe d'infériorité. L'Ogre est votre moi primordial qui ne peut s'exprimer car brimé par les conventions sociales et votre instance répressive psychique : le surmoi. Dans l'ouvrage de Burguess et dans le film de Kubrick Orange mécanique, Alex est la personnification de l'Ogre en liberté. Alex n'est que pulsion. Il ne connaît aucune limite, aucune loi. D'ailleurs son nom fut choisi en ce sens : A - Lex . Lex est la Loi. Alex est celui qui est sans loi.
L'Ogre est ce "malaise dans la civilisation". Il l'est de par son existence et l'incapacité que nous offre la société à le laisser s'exprimer. Nous ne sommes pas tous des Alex en puissance, mais nous expérimentons tous la frustration, et sentons l'Ogre rugir en nous. La colère, la vengeance sont des moments de vitalité pour l'Ogre, des moments durant lesquels nous le sentons taper à la porte.
Tous les tueurs en série parlent d'une bête qui prend le contrôle, qui les submerge durant le passage à l'acte. Cet album est une incitation au passage à l'acte, à la réalisation de vous-même, à la libération de l'Ogre.
C'est marrant parce que je pensais à Bob de Twin Peaks comme "personnification" du monstre et c'est pas loin de ta description...
Oui, en effet, Bob n'est pas très loin de cela. Beaucoup de tueurs en série, dans le but d'atténuer leur responsabilité, font référence à ce monstre intérieur. C'est assez troublant finalement. Car même des êtres ayant commis des actes que l'on pourrait qualifier de monstrueux, semble éprouver un peu de culpabilité et, lâchement, rejettent la faute sur leur Ogre intérieur. Dans le titre "Heavy is the crown", il est question de cela. La couronne est la culpabilité, lourde et pesante. Le roi est celui qui possède droit de vie et de mort. Le tueur. Et dans son premier passage à l'acte, ce sont deux êtres qui meurent. Car le tueur tue également son ancien moi en passant à l'acte pour naître à nouveau. Finalement, on meurt un peu chaque jour. Cet album est une invitation à embrasser l'Ogre, à le dompter et ne faire qu'un avec lui. Car en fait, il n'existe pas. Il est le vrai moi. Libérer l'Ogre, c'est libérer ces pulsions, briser les chaines de la servitude. Toutes les cultures possèdent une mythologie monstrueuse, un panthéon démoniaque qui n'est finalement que le reflet de l'homme. Bob en fait partie. Dans un morceau de An Erotic End of Times, nous avons utilisé un extrait d'une interview de Carl Jung dans laquelle il explique que l'homme est et sera à l'origine de tout le mal à venir. Je n'aime pas trop les utilisations conceptuelles de morale en philosophie, toutefois je partage son point de vue. La vie est un immense abattoir.
Pourrais-tu écrire et chanter en français ou c'est inimaginable ?
Oui, cela peut être envisageable. Ce n'est pas à l'ordre du jour, mais qui sait, peut-être un jour. L'écriture de textes en français est un exercice particulier. Les Young Gods ont des textes en français plutôt réussis.
Les effets sur le chant sont tous préparés en amont ou certains sont testés en studio ?
Je fais tout cela au fur et à mesure en studio. J'ai besoin de voir ce que donne en réel ce qui se passe dans ma tête. Parfois, j'ai des idées précises et il s'avère que ça ne sonne pas terrible et d'autres fois, par le fruit du hasard, il se produit des choses qui rendent super bien.
L'album forme un tout d'où il est difficile d'extraire un morceau, pourquoi avoir choisi "Sunset of cruelty" comme clip ?
En premier single je voulais quelque chose d'assez rentre dedans. Pas pour des raisons commerciales de single ou autre. Il n'y avait aucune chance que ce morceau ne passe en radio ou quoi que ce soit... C'est aussi le premier morceau de l'album. Et ce n'est pas pour rien. Je voulais que les auditeurs commencent par le commencement .
Les images du clip sont assez belles mais c'est un clip très classique avec le groupe qui joue, il n'y avait pas mieux à faire ?
Nous n'avions pas de clip en configuration de groupe. C'est donc une première pour Porn. Je voulais quelque chose de brut, sans fioritures. Sans jeux de lumières, sans artifices, mais fidèle à l'énergie live dégagée par le groupe. Le deuxième single/vidéo devait être "The ogre inside", le dernier titre de l'album. Le clip a été tourné à Los Angeles en octobre. Il ne sera pas livré à temps, du coup c'est "You will be the death of me" qui sera le second single/vidéo, il a été clippé près de Zurich... Ces deux clips sont en revanche bien différents de la vidéo de "Sunset of cruelty". Le clip de "The ogre inside" sortira en décembre accompagné d'un EP de remix. Un quatrième clip devrait voir le jour début 2018...
L'album est sorti sur le label Les disques Rubicon, tu peux nous en parler ?
C'est un label dans lequel je suis directement investi. Il n'y a pas tant à en dire, c'est une toute petite structure. Le label accueille Porn et An Erotic End of Times, pour le moment rien d'autre. Par le passé, j'ai aidé pas mal de groupes, pour le moment c'est quelque chose que je ne fais plus... Nous avons eu quelques propositions pour la sortie du nouveau Porn, encore récemment avec une proposition de licence pour les USA. Pour le moment, je tiens à ce que ce soit Les disques Rubicon qui développe Porn, on verra par la suite.
Porn a un développement international, la France reste-t-elle une priorité ?
La France n'est pas une priorité. Il n'y a pas de marché ici pour un groupe comme Porn. Il n'y a pas de marché du tout d'ailleurs. Il n'y a pas de label, il n'y a pas de tourneur... Tout est sans commune mesure avec l'Europe du Nord, le Royaume-Uni ou les USA. Et ça ne me fait ni chaud, ni froid... Je passe une grande partie de mon temps à l'étranger, le développement de Porn se fait à l'étranger. Tous nos partenaires sont étrangers, on tourne nos clips à l'étranger... On ne tourne quasiment pas en France et ça ne me pose pas de problème, c'est comme ça.
La France est reconnue mondialement pour son électro mais n'a pas vraiment de culture industrielle, c'est parce qu'on n'est pas rock à la base ?
Je le pense oui. Mais est ce que c'est un problème ? Franchement, je n'en sais rien. J'ai encore une adresse en France, mais je suis un peu un fantôme ici...
Quel est ton regard sur la scène indus aujourd'hui ?
Aucun. Ce qui m'intéresse c'est le regard des fans, comment ont-ils compris ce nouvel album ? Écrire, c'est un monologue. Du coup, je m'intéresse beaucoup au ressenti des auditeurs. Au vrai ressenti, pas aux tristes gens qui critiquent tout et n'aiment rien, à ceux qui pensent que critiquer est exister. Ce n'est pas non plus par arrogance ou autosuffisance que je ne m'intéresse pas tant à la scène dite indus. Déjà, j'ai des problèmes d'inadaptation sociale, du coup je suis pas forcement agréable ou forcément sympathique. Mais je ne suis pas non plus désagréable ou antipathique. Mais cela fait que mes rapports sociaux sont particuliers. Et ensuite, j'ai peu de temps...
Est-ce que tu regrettes parfois d'avoir choisi "Porn" comme nom de groupe ?
Non jamais, c'est une grande fierté. Et il reste encore tant à accomplir.
Merci Philippe et Porn et merci aux disques Rubicon.
Photos : Manuel Salazar
Publié dans le Mag #30