Comment un album comme III est-il devenu assez rapidement mon disque de chevet à l'époque de sa sortie ? Petit retour en arrière : en 2016, le 1er avril (cela ne s'invente pas !), sort le troisième album de Moderat, soit le projet du duo Modeselektor accompagné de Sasha Ring aka Apparat. Ce trio d'électro pop sans instruments "classiques" - enfin, juste des machines électroniques dont des MPC - est déjà un phénomène grâce au succès en 2013 de II (pas mal de concerts complets dont deux venues au Trianon en 2014). Ce dernier est hyper attendu par les fans. Le 28 mars, soit quelques jours avant la sortie de ce nouvel album, les Allemands débarquent à l'Olympia à Paris pour le présenter, mais je ne le sais pas encore, d'autant plus que je n'en étais pas devenu accroc au point de suivre leurs faits et gestes, j'étais plutôt admiratif des travaux des projets principaux des membres. Mon frangin, alors résident à Paris, me propose d'aller voir des potes vésuliens dans un bar pour "leur faire un coucou".
Ils étaient de passage à Paris pour ce concert de Moderat à l'Olympia, évènement absolument immanquable selon eux, d'autant plus que le trio faisait découvrir leur III avant l'heure. C'était complet. Ça me titille l'esprit, connaissant un peu les goûts éclectiques des garnements. La soirée se passe merveilleusement bien, aucun morceau de Moderat ne passe dans la playlist résonnant en fond dans le grand appartement qu'ils avaient loués pour l'occasion. Le lendemain, curieux que je suis, je tombe sur le clip de "Reminder", un morceau à la production ultra raffinée, d'une saveur pop mélodieuse et aérienne plutôt singulière. Le genre de morceau qui ne passe pas inaperçu dans ce terrier electro-pop grouillant majoritairement d'artistes sans intérêt. Je sens venir un joyau musical qui me réconcilierait de manière insoupçonnée avec la pop electro que j'avais un peu délaissée à cette période-là. Le 1er avril arrive, je découvre III, ce n'était pas donc pas une blague : c'est un véritable bijou.
Durant presque trois ans, ce nouvel album m'accompagnera dans mes journées, m'obsédera par ses tubes qui arrivent de manière assez magique à amalgamer d'un côté l'univers underground berlinois de ses géniteurs, et de l'autre ce côté pop proche de certaines productions dites "mainstream". Cet opus est un pourvoyeur de sensations puissantes, ses vagues atmosphériques percutent des rythmes sophistiqués déjà bien présents sur le précédent disque. Sauf que ce dernier était plus "electro-techno" dans sa forme. III marque plus l'esprit que le corps, ça fait une sacrée différence. C'est une immersion totale, et la voix d'Apparat y joue un rôle fondamental. Douce et très présente sur ce nouvel effort, elle impose un climat particulier qui renforce par moments cette mélancolie qu'on peut percevoir sur le remarquable "Ghostmother" (le meilleur morceau du disque selon moi) ou bien sur un "Ethereal" qui porte bien son nom pour le coup. Ce qui fait aussi le succès de ce disque, réside dans le format de ses plages : jamais un titre n'est trop long, à aucun moment il ne procure le moindre ennui, tout a été parfaitement calculé. Chaque pièce de III est le complément d'une autre, comme un puzzle, il prend sa forme finale à la toute fin.
Si "Running" peut être vu comme une allégorie de la course poursuite, "The fool" évoque plus le vol d'un rapace cherchant une proie (et James Blake aussi en passant). Si "Finder" et ses voix fantomatiques si particulières peuvent rappeler la structure d'"Open eye signal" de Jon Hopkins et t'envoyer très loin dans ton propre imaginaire, "Animal trails" vient au contraire te provoquer par son embrouillamini rythmique. III est en somme l'aboutissement d'une réflexion du groupe à repenser son art, à faire en sorte que ses compositions soient faciles d'accès tout en gardant leur ADN techno, sans justement trop le montrer. En étant plus pop, c'est certain, mais sans que ce soit trop dansant ou joyeux. Dis comme ça, ça peut paraitre bizarre, mais je vous jure que c'est ce qu'a réussi à faire Moderat avec son troisième disque studio. D'ailleurs, si vous écoutez leur dernier album, More data, sorti en 2022, vous vous rendrez compte qu'ils ont en grande partie gardé cette voie-là, même si je le considère pas aussi marquant et pertinent que III.
Publié dans le Mag #59