Petit retour en arrière : en 2009, l'excellentissime Gutter tactics sorti chez Ipecac, le label fondé par l'inénarrable Mike Patton, avait sonné comme le point culminant d'une trajectoire discographique jusque-là parfaitement imparable. Le climax d'une carrière irréprochable destinée à le rester et surtout la définitive confirmation que dans ce registre atypique qui est le sien, le groupe emmené par MC Dälek était le maître du jeu.
On se demandait alors ce que celui-ci avait dans les tripes pour de nouveau nous coller le visage sur le bitume froid et humide, décorum idéal des albums glaçant et sans concession du projet le plus métallique de la scène hip-hop/noise des 20 dernières années. En même temps : Dälek EST cette mouvance à lui seul. Et si la réponse aura mis du temps à venir, elle se sera révélée comme particulièrement cinglante. Une démonstration formelle et imparable que dans le monde qui est celui de Dälek : sa prose trempée dans l'acide sulfurique, ses basses lourdes et obsédantes comme son flow impitoyablement addictif ne pouvaient que faire des ravages. Asphalt for Eden, premier effort du groupe après sept longues années de silence, l'aura fortement suggéré : Dälek est de retour et n'est clairement pas sorti de sa torpeur - relative certes - pour rien.
Même pas dix-huit mois plus tard, de retour dans le giron d'Ipecac après une petite infidélité chez Profound Lore le temps d'Asphalt for Eden, Endangered philosophies vient mettre le monde à ses pieds. Et force est d'admettre qu'à une époque assez terrible dans laquelle un type comme Donald Trump peut devenir le big boss de la plus grande puissance économique planétaire, il fallait bien que le MC américain revienne remettre l'église au milieu du village. Même sans son co-conspirateur Oktopus (parti vers d'autres horizons...), Dälek prend les clichés de la mouvance hip-hop commerciale et les fracasse contre un bloc de béton, le tout à mains nues évidemment. On le savait : on allait voir ce qu'on allait voir sur ce nouveau méfait et dès ses premiers assauts (" Echoes of", "Weapons"), on a vu.
Atmosphères oppressives, rythmiques chaloupées et lyrics à la noirceur pour le moins palpable ("Few understand"), Dälek transpire la violence sourde, cette indignation si difficilement contenue qu'elle vient se mêler à un désespoir larvé, une colère froide qui flirte avec l'envie insidieuse, quasi irrépressible, de tout brûler pour en finir avec l'idiocratie ambiante et la déshumanisation galopante ("The son of immigrants"). Les inégalités croissantes, l'injustice qui enveloppe le monde, l'abandonnant à une violence qui s'insinue de tellement de manières différentes dans toutes les strates de nos sociétés post-modernes : Endangered philosphies dépeint un quotidien froid, glaçant même, qui n'a pas grand chose de lumineux et se révèle au final être un quasi traité de sociologie métaphorique à lui tout seul ("Beyond the madness").
Mais surtout, Endangered philosophies est une oeuvre cynique et violente dans l'esprit ("Sacrifice"), qui convoque des thématiques aussi contemporaines que saisissantes ("Straight razors") et nous les balance au visage avec une maîtrise effarante ("Nothing stays permanent", "Battlecries"), une maturité évidente qui est assurément la marque des grands disques. Pliage du "game".
Publié dans le Mag #31