Cela fait longtemps qu'on aurait dû interviewer les Black Taboo. Il aura suffit d'un événement qui n'a pourtant failli pas voir le jour : la sortie de Restants de Tab, une compilation de titres anciens avec des inédits, chutes de studio et des remixs. L'"erreur" est réparée puisqu'on a rencontré virtuellement Vice, l'un des fondateurs du crew, qui nous dit tout sur Black Tab avec son joual légendaire (qu'on a essayé de traduire à certains moments).
Salut Vice, j'espère que tu vas bien. Commençons par le commencement : Black Taboo, ça a commencé quand et comment ?
Black Taboo a commencé avec des amis du Cégep (NDR : Établissement d'enseignement public québécois où est dispensé le 1e niveau de l'enseignement supérieur) en 1995. C'était une extension de l'équipe de skate de Québec ULC qui produisait des vidéos. Black Tab était au départ un collectif de vidéastes de courts métrages gore et humoristique, réalisé par Richard Mangemarais. Ensuite, est venu la branche rap avec Rich et Vice. Depuis, Black Taboo est le plus gros groupe de rap d'Orsainville, un quartier de Québec. 3 MC's, 2 DJ's pis un public de fans tatoués qui sont en mission pour construire une légende. Dans le parking, au coat check, au bar, aux toilettes, dans le fond, fronstage, sul stage, backstage, aux machines, su' lit king aka. la table de billard, ça brasse, ça boit, ça sue pis ça se passe. Tout le monde ressort des shows avec un sourire dans face. La foule, le band, le staff de la place, le promoteur pis les groupies. Pas un osti de sourire Facebook de photo de profil là. Quand c'est "real", ça laisse des traces...
Je vous ai découverts par un pur hasard il y a quasiment 20 ans avec votre premier album, Au nom du pad et du vice, qui avait fait grand bruit à l'époque au Québec pour ses propos crus, entre autres, sur la gente féminine. À l'époque, il n'y avait pas de réseaux sociaux, mais le (bad) buzz avait grandement marché. Pouvez-vous nous rappeler cette période-là et quelles conséquences, bonnes ou mauvaises, cela a eu sur la vie de Black Taboo et de ses membres ?
Après un article dans le journal écrit par une sexologue qui dénonçait nos textes, nous avons fait la manchette prime time. Tous les médias se sont mis à parler du groupe et il y avait des manifestations aux concerts. Tout d'un coup, on vendait des disques par milliers et tous les shows étaient sold out. La réponse à toute la controverse est arrivée avec le titre du deuxième album : Crosse-toé ça rend sourd... (NDR : "Branle-toi, ça rend sourd")
À l'époque, en France, le groupe qui pouvait le plus se rapprocher de vous en termes de style, ce sont les Svinkels qui comme vous avaient des paroles portées sur la boisson. J'imagine que vous connaissez ? Et est-ce que vous avez des connexions avec des groupes français ? Parce qu'en France, de mémoire, à part peut-être le Roi Heenok ou Dead Obies, on n'a pas eu beaucoup de rappeurs qui ont traversé l'Atlantique...
Je n'avais jamais entendu parler des Svinkels. Je suis en train d'écouter tous leurs albums et de regarder le live au Hellfest à la place de répondre à tes questions. La comparaison est excellente, merci pour la découverte. La différence dans le rap et l'humour entre le Québec et la France est très subtile et profonde. Nous, notre bière c'est la Wildcat. Gérard Baste est le cousin spirituel de Richard Mangemarais. Tu devrais nous booker une tournée avec les Svinks.
Je me souviens qu'on avait été en contact via Rich' lors de la sortie de Gold tits city en 2011, et il m'avait dit qu'une tournée en France était possible. Je crois que BT n'a jamais mis les pieds en France pour un show, contrairement à beaucoup de groupes de rock qui eux viennent plus facilement. Est-ce que BT a un public en France ? Est-ce que c'est plus difficile pour un groupe de rap québécois de s'exporter en France ?
Le bassin européen est petit, mais nous avons quand même beaucoup de streams en France. Notre joual est peut-être moins accessible pour les Français. Mais notre charme grivois pourrait nous faire percer. Ce serait incroyable d'aller faire des shows à Paris et Marseille avec les Svinkels et Akhenaton. Nous avons quand même des connexions avec la France. Le logo de Black Tab Audio (NDR : le label du groupe), tout le visuel Vice & V.I.Street et celui de Restants de tab est illustré par Point36 aka Feunkao, ermite sur les sentiers de la Belle Aire, membre de la 369ème faction et fondateur du Sonnoir. Un rappeur de chez vous qui a produit un chef-d'œuvre hip-hop nihiliste en 2022. Tu devrais faire une interview avec lui et écrire une chronique sur Kosmyk alignement.
C'est pareil pour la presse musicale, sauf erreur de ma part, on doit être avec W-Fenec le ou l'un des seuls médias à avoir parlé de vous. J'ai particulièrement aimé votre démarche d'envoi du pack promo depuis le Québec, je ne pensais pas que ça comptait autant que ça pour vous une mise en lumière en France ?
On fait les choses avec une mentalité très DIY et on n'a jamais oublié tes chroniques de l'époque. C'est capoté (NDR : hallucinant) pour un groupe de rap indépendant de célébrer ses 25 ans et c'est incroyable qu'un média indépendant comme W-Fenec existe encore en 2023. T'as toujours tout compris de l'univers Black Tab. Le premier, le deuxième et le troisième degré. Tu méritais le seul pack promo Restants de tab envoyé à un média au monde. Notre conquête de la France passe par toi.
Au début, avec Au nom du pad et du vice, on sentait que le groupe cherchait plus à libérer ses paroles et que la production était peut-être, non pas moins importante, mais plus urgente, moins cohérente dans le style, on avait même des titres rock en compagnie de The Awards ou même des raps en anglais sur "Poliche moé l'cul". Dès Crosse-toé ça rend sourd, le son de BT prend une dimension totalement différente, une prod plus solide, plus lourde et sombre parfois, plus hip-hop dans l'esprit aussi. C'est venu de quoi tout ça ? D'une réflexion de se dire : "OK, maintenant c'est sérieux !" ?
Sur le premier album, on voulait collaborer avec des amis du metal. Le deuxième CD est exclusivement produit par des producteurs hip-hop. Cory était plus présent aussi. C'était les plus grosses années de Black Taboo. C'est pour ça que le style était bien installé.
Si Crosse-toé ça rend sourd et Gold tits city sont deux albums qui ont réussi à asseoir le statut incontournable de Black Taboo au Québec, qu'en est-il de Restants de tab, votre dernier album qui arrive 10 ans après ? D'ailleurs, comment doit-on comprendre le sens du titre ? Qu'il vous reste encore des choses à dire et à faire ?
Encore une fois, respect pour les questions pertinentes et la deep knowledge (NDR : connaissance profonde) que tu as de BT. Le titre, comme tous les précédents, est une bonne blague à la Black Taboo. L'album contient 18 titres. Des inédits, des classiques et des remix. Des bons restants de Tab...
À ce sujet, pourquoi avoir attendu 10 ans avant de sortir cet album ? Il s'est passé des choses importantes dans vos vies pour que ça prenne du retard comme ça ?
Au début du confinement, on a vidé les vieux disques durs et on a fait le ménage dans les archives. C'est ce qui a inspiré plusieurs projets dont Restants de Tab. Mais aussi deux albums de Vice & V.I.Street, Chaud en show, le premier album live de BT, Instru mental avec les instrus version karaoké de BT. C'était aussi le bon moment pour enfin acheter BlackTabAudio.com, faire le ménage de Youtube et refaire du merch à la demande des fans. On t'annonce aussi en primeur qu'on va sortir en vinyle Au nom du Pad et du Vice 20 ans et Restants de Tab. Sans COVID, il n'y aurait peut-être jamais eu de quatrième album. C'est un gros travail d'équipe, mais sans notre producteur de l'ombre, Sam Murdock, ça aurait été encore plus long.
Avec ce nouvel album, Black Taboo a réussi à garder sa touche groovy qui mélange morceaux un peu enjoués avec d'autres un peu plus sombres, entre ancienne (avec cette dédicace à Guru sur "Imposteurs") et nouvelle école. C'est primordial pour vous de garder cet équilibre dans votre son ?
Absolument. Rest In Peace Guru.
Est-ce que c'est la même équipe qui gravite autour du Black Taboo de 2022 par rapport aux disques précédents ?
Le label, c'est Black Tab Audio. L'équipe principale, c'est Richard Mangemarais aka Rich aka PC. Vice aka V.I.C.E aka Chucky Lawless. Cory aka Crazé Corri aka Diamond Balls aka Gros Pouce. V.I.Street aka Street Pete aka Pete. Al_Fayed aka Vicious Scratch. DJ Sifu aka Dimitri Seafood. Mais aussi Mumufu, Point36, Feunkao, Ninja Le Porn, Phono...
Comment vous travaillez vos textes, les sujets à aborder, qui amène quoi ?
Souvent chacun écrit de son côté un 16 bars (NDR : 16 mesures) sur un thème. Sinon, ce sont des freestyles en studio. Il y a toujours certains sujets qui s'imposent. L'art, les manges-marde (NDR : connards), les 3 trous, la libido, les bandés (NDR : on parle de l'érection ici, pas de la bande médicale), l'ignorance, la drogue...
Je voulais savoir aussi ce que vous pensiez des formations hip-hop québécoises plus sérieuses dans leurs propos, plus politiques comme Loco Locass par exemple ?
La plupart font un excellent travail. Mais pour nous, musique et politique ça ne rime pas nécessairement ensemble. Même si Richard est super politisé.
Je ne suis malheureusement plus beaucoup la scène rap québécoise, mais peut-être pouvez-vous nous donner quelques pistes de découvertes, notamment la nouvelle génération ?
Dans le désordre, des jeunes loups et des vieux criss (NDR : briscards) : Lova, Souldia, Taktika, 2Faces, Alaclair Ensemble, Beeyoudee, Sans Pression... Le rap Québ est en explosion. C'est incroyable le nombre d'albums de qualité qui sortent depuis quelques années.
Je suis désolé, je passe un peu du coq à l'âne au niveau des sujets à aborder, mais ce qu'on oublie souvent de dire c'est que Black Taboo, c'est aussi un collectif de vidéastes, je me souviens avoir pleuré de rire devant vos vidéos hilarantes mêlant blagues de mauvais goûts sur l'alcool, le sexe et d'autres trucs. Vous êtes toujours autant actifs sur la partie vidéo ? Quel est le futur de cette activité-là de votre côté ?
On en fait moins qu'à l'époque. Mais quand on se réunit, c'est pour faire des gros projets. Comme le clip de "Pas tuab". On est aussi en train d'ajouter nos archives vidéo en HD sur notre chaine Youtube. Pour que tout le contenu soit enfin accessible au même endroit pour les fans.
Est-ce qu'aujourd'hui, vous vivez de vos productions avec Black Taboo, ou ça reste du domaine du récréatif ?
On fait des millions, mais ça reste récréatif.
Dernières questions :
La meilleure anecdote concernant Black Taboo ?
Quand on m'a oublié après un show à Jonquière.
La pire anecdote concernant Black Taboo ?
Quand on m'a oublié après un show à Jonquière.
Le meilleur titre de Black Taboo ?
"Pas tuab"
Le pire titre de Black Taboo, celui dont vous êtes le moins fier ?
"Queue cul bouche barbe"
Le truc le plus cool au Québec ?
Le système de santé gratuit.
Le truc le moins cool au Québec ?
Le système de santé.
Merci les gars de votre disponibilité, j'espère vous voir en vrai un jour pour partager une bière au Québec ou en France.
Merci pour l'interview, la patience et les questions en profondeur. T'es un sacré passionné, une source d'inspiration et une encyclopédie musicale. En passant, un fanzine de 666 pages, c'est inhumain. Longue vie à W-Fenec et tu peux passer par Orsainville n'importe quand pour une bière.
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Merci à Vice et Black Taboo
Photos : © Black Taboo (en haut) / © Ninja Media (au milieu) / © Dan Mathieu (en bas)
Publié dans le Mag #57